IX.- Passer de droits-papiers à des droits réels
Ce qui est appelé le « bloc de constitutionnalité » est composée, d’une part, de la Constitution seule, et d’autre part de normes complémentaires que sont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, et la Charte de l’environnement de 2004.
Ces documents énoncent des principes généraux et des droits reconnus aux citoyens, comme l’égalité ou le droit à l’emploi, mais ne disent rien sur les conditions de leur réalisation. Aucune obligation de résultat n’est imposée à l’État. Bien sûr, il ne s’agit pas, pour chaque droit mentionné dans la Constitution, de s’attendre à un développement complet sur la manière de mettre en œuvre chaque droit. Mais entre cet excès et la situation actuelle de vide de la Constitution, il y a de la marge. Autrement dit, les droits qui devraient être constitutionnels puisqu’ils figurent dans la Constitution, ne sont tout simplement que de l’encre sur du papier. Ils ne valent rien.
Dès lors, à quoi bon se glorifier de principes qui restent lettre-morte dans des textes constitutionnels qui n’offrent strictement aucune possibilité de les transformer en réalité. Il faut sortir de cette hypocrisie qui discrédite la Constitution, les institutions, l’État et la République.
Dans la nouvelle Constitution qu’il convient de rédiger, chaque droit énoncé sera complété par une courte rédaction établissant les obligations auxquelles l’État devra se soumettre pour que ce droit s’applique à tous et devienne réalité. Ces droits deviendront « opposables ».
Pour étudier cette question, nous allons d’abord tenter de comprendre pourquoi des droits généreux sont mentionnés dans la Constitution, alors qu’ils n’ont aucun effet, ou très faible, dans la vie quotidienne des citoyens. Ensuite, nous définirons ce que l’on appelle un droit « opposable ». Enfin, nous prendrons en exemple le droit à l’emploi mentionné dans le Préambule de la Constitution de 1946 pour montrer comment le rendre opposable. En dernier lieu, nous passerons en revue les droits mentionnés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, les autres droits du Préambule de la Constitution de 1946, la Charte de l’environnement de 2004, et l’article 34 de la Constitution.
A.- Pourquoi des droits-papiers ?
Le débat sur le point de savoir si les droits des citoyens énoncés dans les textes constitutionnels ne sont que des objectifs à atteindre avec ou non une obligation de résultat pour l’État, n’est pas nouveau. Ainsi, pendant la Révolution française, beaucoup de représentants du peuple estimaient avoir pour mandat de mettre en œuvre les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée le 26 août 1789 et précisée le 24 juin 1793. Au cours des débats sur l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme, d’autres constituants s’opposaient à la formulation de ces droits dont ils craignaient qu’elle ouvre la porte aux « abus ». Car la Déclaration des droits, non seulement légitimait l’abolition de la monarchie absolue et les pouvoirs de la Constituante, mais pouvait être en même temps « une arme redoutable dans les mains du peuple souverain[1] ». Le journaliste royaliste Antoine de Rivarol, profondément hostile à l’idée des droits naturels, résume le mieux cette position : « les nègres dans nos colonies, et les domestiques dans nos maisons peuvent, la Déclaration des droits à la main, nous chasser de nos héritages. Comment une assemblée de législateurs a-t-elle feint d’ignorer que le droit de nature ne peut exister un instant à côté de la propriété[2] ? ».
Pourtant, comme l’analyse finement l’universitaire Yannick Bosc, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est un contrat passé entre citoyens, fondé comme tout contrat sur un rapport symétrique entre les contractants (aucune partie ne peut se dégager unilatéralement des termes du contrat). Elle n’est pas un contrat passé entre les gouvernants et les gouvernés, comme on le croit souvent.
« En 1789, c’est sur la Déclaration et ses enjeux que se cristallisent l’opposition entre le côté gauche et le côté droit : ceux qui se réclament des principes du droit naturel sur lesquels ils établissent la légitimité politique ; et face à eux, ceux qui les refusent et mettent en avant une autre légitimité, fondée dans l’histoire, l’ancienneté, la tradition – celle de la royauté – et non sur les « abstractions métaphysiques » de la Déclaration. C’est la raison pour laquelle Louis XVI la rejette puis est contraint de la valider à la suite de la marche des parisiennes sur Versailles les 5 et 6 octobre 1789[3] ».
Pour le côté droit, à l’époque, César Henri de La Luzerne[4] précise que son « opinion n’est pas qu’on doive tenir le peuple dans l’ignorance ; mais […] qu’on l’éclaire par des livres, et non par la loi et la Constitution », ce qui serait dangereux. Aussi propose-t-il « qu’il ne soit pas mis de déclaration des droits dans la Constitution ; qu’on n’y ajoute simplement un préambule simple et clair, qui ne renferme que des maximes incontestables ». Quant à lui, Pierre-Victor Malouët[5] pense que « les droits de l’homme doivent être sans cesse présents à tous les yeux » puisqu’ils sont « tout à la fois la lumière et la fin du législateur » mais qu’il ne faut pas les convertir en « acte législatif[6] ».
En revanche, pour Robespierre la Déclaration n’est pas un recueil de « maximes » qui peuvent guider le législateur. Elle possède une fonction normative que son préambule rappelle. En d’autres termes elle est un « acte législatif », elle est la loi. « C’est une constante de son discours et c’est l’un des points sur lequel il sera stigmatisé par les thermidoriens qui le dépeignent en démagogue haranguant les foules la Déclaration à la main[7] ».
Lorsqu’on lit, aujourd’hui, les textes du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation ou du Conseil d’État pour récuser le caractère opposable des droits sociaux mentionnés dans la Déclaration de 1789 et dans le Préambule de 1946, on a l’impression d’être projeté plus de deux siècles en arrière. Les mêmes arguments sont présentés en défense de la propriété, c’est-à-dire en défense de la classe dominante menacée par les droits sociaux opposables.
C’est autour des principes énoncés dans ces deux textes que l’on fait peuple, Nation et République.
B.- Qu’est-ce qu’un droit opposable ?
Il faut aborder la question sous l’angle juridique et pratique à partir de l’expérience du droit au logement opposable.
1.- Les droits opposables sur le plan juridique
D’un point de vue général, l’ « opposabilité » est le caractère d’un type de relation qui régit les rapports juridiques entre deux ou plusieurs personnes. Ainsi le droit de propriété qu’une personne détient sur une chose est « opposable » à tous. Cela signifie que d’autres personnes ne peuvent s’en emparer ou simplement empiéter sur sa propriété[8].
Quant à l’ « opposabilité » d’un droit social, elle signifie que le citoyen détenteur de ce droit (en fait tous les citoyens), au cas où il n’en bénéficierait pas, peut contraindre l’État, grâce à la loi, de le réaliser. C’est l’État, en dernière instance, qui est chargé de s’assurer de la transformation de ces principes, qui doivent tous être constitutionnalisés, en réalité tangible. C’est auprès des Tribunaux administratifs et du Conseil d’État que les citoyens pourront s’adresser.
Pour Paul Bouchet, président d’ATD Quart Monde, lors d’un colloque tenu à la Défense en janvier 2002 : « Un droit fondamental, pour pouvoir être réellement qualifié de tel, doit répondre à deux caractéristiques. Premièrement, celle d’être au sommet de la hiérarchie du droit, opposable à tous les autres droits. […] Un droit fondamental, c’est un droit qui est au sommet : en général, un droit qui est reconnu à la fois constitutionnellement et par le droit international. La seconde caractéristique d’un droit fondamental, c’est qu’il est un droit opposable à quiconque par quiconque, c’est un droit opposable et justiciable ».
La notion de droit opposable concerne déjà presque trois droits : le droit à la scolarité, le droit à la protection de la santé, et le droit au logement.
2.- Droit opposable à la scolarité
Dans le cadre du droit à la scolarité, les responsabilités respectives de l’État et des collectivités territoriales sont clairement établies, et si l’inscription scolaire d’un enfant se heurte à un refus, il existe des voies de recours, y compris devant le tribunal administratif. La décision n’est pas l’indemnisation des parents, mais le placement effectif de l’enfant dans un établissement scolaire. C’est la loi, expression de la volonté générale, qui a le dessus sur toutes les autres considérations.
3.- Droit opposable aux soins
Dans le cadre du droit à la protection de la santé, on n’imagine pas un refus de soins de la part d’un hôpital… L’obligation d’assistance à personnes en danger est heureusement appliquée, grâce notamment au « caractère universel, obligatoire et solidaire de l’assurance maladie » (art.L.111-2-1 du Code de la Sécurité sociale), dont l’accessibilité aux plus pauvres est garantie par la couverture maladie universelle.
4.- L’exemple paradoxal du droit au logement opposable
La valeur constitutionnelle du droit au logement opposable a été partiellement admise par le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 19 janvier 1995 rendue à propos de la loi relative à la diversité de l’habitat, celui-ci a en effet érigé en « objectif de valeur constitutionnelle », « la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent ».
Mais cette consécration demeure partielle. Ainsi, bien que le juge constitutionnel se fonde, pour reconnaître l’existence de ce droit, sur deux alinéas du Préambule de la Constitution de 1946, et même, dans sa décision du 29 juillet 1998, sur le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, il se borne finalement à reconnaître l’existence d’un simple « objectif à valeur constitutionnelle ». Dans la logique du système normatif actuel, il s’agit de délimiter les droits sociaux par rapport à d’autres droits constitutionnellement protégés, et spécialement le droit de propriété qui est la priorité. Mais qui a décidé cela ?
De son côté, le Conseil d’État, dans sa décision du 3 mai 2002 dans l’affaire association de réinsertion sociale du Limousin, req. n° 245697, confirme la décision du Conseil constitutionnel : « Considérant, d’une part, que, si, dans une décision du 29 juillet 1998, le Conseil constitutionnel a qualifié d’objectif de valeur constitutionnelle la « possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, il n’a pas consacré l’existence d’un droit au logement ayant rang de principe constitutionnel ; que les stipulations relatives à l’accès des particuliers au logement qui sont contenues dans certaines conventions internationales ratifiées par la France ne créent d’obligation qu’entre les États parties à ces conventions et ne produisent pas d’effet direct à l’égard des personnes privées ; ainsi, les organisations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, où lesdites conventions garantiraient l’exercice d’un droit au logement qui présenterait le caractère d’une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ».
L’insuffisance du nombre de logements, ou l’occupation d’un logement inadapté à la situation des familles, sont l’une des principales causes de la pauvreté et des difficultés d’une partie grandissante de la population. Selon le 25e rapport sur « L’état du mal-logement en France » de la Fondation Abbé Pierre pour 2020[9], on observe la multiplication des atteintes au droit au logement et à l’hébergement d’urgence. Plus de trois millions de personnes souffrent d’une situation de mal-logement ou de non-logement.
La politique du logement en France n’est pas adaptée, ni qualitativement ni quantitativement. Le sort des personnes seules, notamment les jeunes et les personnes âgées, est généralement oublié. Il faut savoir que la proportion des personnes célibataires représente aujourd’hui 35 % des ménages français, alors que le parc de logements a été historiquement pensé pour les familles.
La notion de « droit au logement » apparaît au début des années 1980 dans plusieurs textes de loi : loi Quilliot du 22 juin 1982, loi Mermaz du 6 juillet 1989, loi Besson du 31 mai 1990. Cependant, ces textes n’envisagent pas de sanction juridique et n’ont donc que peu d’effets sur les familles ou les personnes seules en difficulté pour trouver un logement ou s’y maintenir. Ce n’est qu’en rendant ce droit « opposable », par la loi DALO du 5 mars 2007, que les personnes concernées ont pu disposer d’un outil juridique pour faire valoir leur droit auprès de l’État. Un droit de recours auprès du juge administratif permet normalement de faire appliquer ce droit. L’État devenait en effet le garant du droit au logement. La réalité est différente, il ne suffit pas que la loi contienne le mot « opposable » pour que ce principe s’applique automatiquement.
Selon l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES[10]), dans sa Lettre n° 7 de décembre 2012, 18 000 personnes par an avaient été relogées depuis début 2008, date de mise en application de la loi DALO. Au total, depuis sa création jusqu’à fin 2019, plus de 189 700 ménages ont pu accéder à un logement[11] :
- Plus de 304 500 décisions favorables ont été rendues par les commissions de médiation.
- Plus de 189 770 demandeurs ont été relogés depuis 2008 (20 883 en 2019).
- Environ 71 700 demandeurs restent à reloger, essentiellement en Île-de-France.
La notion de « droit opposable » a néanmoins mauvaise presse depuis le semi-fiasco de ce qui est appelé « droit au logement opposable ». Ce « droit » concerne les Français ou les personnes qui détiennent un titre de séjour en cours de validité, qui ne peuvent pas se loger par leurs propres moyens dans un logement décent et indépendant et selon certaines conditions de ressources.
En réalité, ce droit opposable au logement n’a rien de vraiment opposable. Il n’est pas assez contraignant pour les pouvoirs publics. Le recours juridictionnel n’est ouvert qu’aux personnes classées prioritaires par décision administrative. Le juge est limité dans son pouvoir d’appréciation, il n’a pas la garantie de l’exécution de sa décision et le demandeur n’est pas indemnisé s’il n’est pas effectivement logé. Parfois il est proposé un hébergement plutôt qu’un logement. Il faut également un stock de logements vacants suffisant, ce qui est loin d’être toujours le cas. Frédéric Rolin, professeur de droit à l’université d’Évry, estime que « plutôt que ce texte cosmétique, il vaut mieux encore ne rien faire, ce serait plus honnête[12] ». Tout est dit.
5.- La classe dominante et ses groupes d’appui opposés au principe du droit opposable
Avant et pendant le débat parlementaire sur la loi DALO (droit au logement opposable), en janvier et février 2007, de très nombreuses forces antisociales se sont mobilisées pour tenter de faire capoter le projet. Parmi cet aréopage archaïque se trouvait la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol[13]). Créée en 2004 par Jérôme Monod, ami et conseiller de Jacques Chirac à la présidence de la République, elle a bénéficié du soutien financier de l’UMP à son lancement.
Elle se présente comme voulant « contribuer au pluralisme de la pensée et au renouvellement du débat public. Elle s’inscrit dans une perspective libérale, progressiste et européenne ». Bien sûr, aucun bilan financier ne figure sur son site, de peur de dévoiler les noms des donateurs, dont plus d’un million d’euros de subventions publiques chaque année. Voilà d’ailleurs une suggestion à faire, peut-être même constitutionnelle : la transparence des financements de tous les groupes de pression, boîtes à idées, etc.
En février 2007, son « Document de travail » intitulé « Faut-il s’opposer aux droits opposables ? » critique sévèrement le droit opposable au logement sans jamais se demander si ce dispositif sera utile aux personnes mal logées. Il a été rédigé par Frédéric Rouvillois, professeur agrégé de droit public à l’Université Paris 5 René Descartes, conseiller de la Fondation pour l’innovation politique, contraint de faire des « ménages » pour arrondir ses fins de mois.
Fondapol fait partie des groupes d’appui de la classe dominante, et Monsieur Rouvillois est l’un de ses agents. Quel est l’intérêt, dès lors, d’évoquer une production aussi modeste, partiale et d’une telle mauvaise foi ? Il est double. Il permet, d’abord, malgré sa relative insignifiance, de récapituler les arguments des ennemis du peuple pour mieux les contrarier. Ensuite, et peut-être involontairement, ce brûlot témoigne de la peur qui se répand parmi la classe dominante sur le risque d’une « pandémie de droits opposables ». C’est un encouragement à poursuivre dans cette voie.
L’argumentaire développé par Fondapol contre le droit opposable au logement s’applique en réalité à tous les droits sociaux opposables. C’est la raison pour laquelle un décryptage serré est nécessaire pour mieux combattre cette idéologie néfaste.
Monsieur Rouvillois a éprouvé beaucoup de difficultés à masquer son mépris du peuple et sa détestation irrationnelle de l’État. En outre, il donne l’impression d’un grand désarroi quand il s’agit de résoudre des problèmes pratiques, comme s’il avait deux mains gauches. Dans son « Document de travail », Monsieur Rouvillois a fait preuve d’une très faible capacité prédictive et s’est contenté paresseusement de dérouler l’argumentaire néolibéral standard : c’est trop onéreux, c’est trop compliqué à faire, c’est trop dépendant de l’État-providence. Bref il ne faut rien faire, le marché retrouvera les siens.
Voir l’annexe 6 pour accéder à la critique du « Document de travail » de Fondapol sur les droits opposables
C.- L’exemple du droit opposable à l’emploi
La raison principale qui explique que l’emploi n’est pas encore un droit opposable alors que le Préambule de la Constitution de 1946 parle explicitement de « droit au travail » tient à la difficulté, pour beaucoup de personnes, à admettre que l’emploi est d’abord une question politique et juridique et non strictement économique. Il faut y voir l’imprégnation insidieuse des esprits par le néolibéralisme qui transforme tout en marché et récuse le caractère politique de la société.
Le fait que l’État soit le garant de ces droits en dernier ressort fait peur. Certains croient y voir le risque de « l’étatisme », de « totalitarisme », de la perte de la liberté d’entreprendre et des libertés individuelles. Bien sûr ces risques existent, mais ils existent toujours de toute façon. Ils disparaîtront si le peuple prend le contrôle de l’État et en fait l’instrument de la réalisation des droits considérés comme « naturels » et « universels ».
Si l’on prend le droit aux soins de santé et à la scolarité, qui pourrait en garantir la réalisation ? Les Églises, comme ce fut le cas pendant très longtemps ? Des acteurs privés ? C’est naturellement l’État, donc ce doit être le rôle, de garantir les droits naturels et universels.
1.- L’emploi, comme tous les autres droits sociaux, doit devenir d’abord une question juridique et politique, et ensuite une question économique
Ce combat n’est pas véritablement mené aujourd’hui, beaucoup ont baissé les bras, laissant le champ libre aux puissants.
En l’état actuel des choses, le Conseil constitutionnel juge le préambule de la Constitution de 1946 nul et non avenu. Pourtant « le peuple français […] proclame […] comme particulièrement nécessaires à notre temps, les principes politiques, économiques et sociaux ci-après : […] chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ». Ce préambule est celui de la Constitution de 1946, rédigé par les membres du Conseil national de la Résistance. En outre, l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 stipule : « toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage ».
Ce qui est présenté comme un droit, affirmé dans ces deux textes juridiques fondamentaux, ne possède aucun effet pratique comme le montre la situation calamiteuse de l’emploi depuis le milieu des années 1970. La référence au droit à l’emploi aurait tout aussi bien pu être effacée ou absente de la Constitution que cela n’aurait rien changé.
La question qui se pose est alors la suivante : comment est-il possible qu’un droit constitutionnel n’ait strictement aucun effet sur la réalité et que personne, tant du côté de la classe politique, que des juristes ou des syndicalistes ne s’en émeuve et agisse vigoureusement pour mettre un terme à ce scandale ? Que vaut une Constitution dans laquelle certains articles ne sont que proclamatoires ? Quelle est la nature de cet aréopage, le Conseil constitutionnel, qui bloque la mise en œuvre du droit à l’emploi ?
L’explication de cette incurie se trouve sur le site Vie publique[14], site officiel du Gouvernement français chargé d’une mission générale d’information. Concernant le droit à l’emploi, ce site remplit une mission de désinformation. On peut lire en effet le texte ahurissant ci-dessous qui vaut son pesant de cacahuètes :
« Existe-t-il un droit au travail ? Le droit d’obtenir un emploi ne s’entend pas comme une obligation de résultat, c’est-à-dire comme une obligation absolue de donner à tout chômeur un emploi, mais bien comme une obligation de moyens. Il s’agit, pour les pouvoirs publics, de mettre en œuvre une politique permettant à chacun d’obtenir un emploi. C’est d’ailleurs ainsi que l’a interprété le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 28 mai 1983[15], il a affirmé qu’il appartient au législateur de poser les règles propres à assurer au mieux le droit pour chacun d’obtenir un emploi en vue de permettre l’exercice de ce droit au plus grand nombre d’intéressés. Par ailleurs, les difficultés économiques qui pèsent sur l’emploi en France depuis les années 1970 ont rendu ce droit encore moins effectif ».
Nous pourrions ajouter qu’en créant des mécanismes d’aide pourtant nécessaires afin d’éviter que les gens ne meurent de faim (assurance chômage, RSA et autres), l’État et les partenaires sociaux se donnent bonne conscience. Ce ne serait plus vraiment un problème de perdre son emploi puisqu’il y aura toujours des aides. C’est un peu comme si l’on ne luttait pas contre les poisons dans la nourriture industrielle au motif qu’il y a une assurance maladie.
Sénilité du Conseil constitutionnel
Reprenons point par point le misérable « raisonnement » du Conseil constitutionnel dans sa décision du 28 mai 1983.
- « Il n’y a pas d’obligation de résultats». La première question qui vient à l’esprit en prenant connaissance de ce point de vue, est pourquoi ? Pourquoi ne pas fixer d’obligation de résultat, ce serait certainement beaucoup plus efficace que l’inertie pluri-décennale que l’on observe en matière d’emploi. Le rédacteur du texte de Vie publique, qui ne fait que reprendre sans recul ni esprit critique la décision du Conseil constitutionnel, ne semble pas être gêné par cette affirmation péremptoire puisqu’il n’explique pas la cause ou l’origine de cette absence d’obligation de résultat. C’est pourtant ce que tout le monde aimerait savoir. Le Conseil constitutionnel, qui est censé interpréter la Constitution, donne un très mauvais exemple. En refusant d’admettre que l’alinéa 5 du Préambule de la Constitution comporte une obligation de résultat, celle de proposer un emploi à chacun, il encourage une production normative sans effet, baveuse et stérile.
- Il y aurait, à la place d’une obligation de résultats, une « obligation de moyens», ceux permettant à chacun d’avoir un emploi. Reconnaissons que si des moyens ont été mis, ils n’ont donné aucun résultat. C’est probablement dans la nature des choses puisque le Conseil constitutionnel nous dit qu’il n’y a pas d’obligation de résultats… La puissance publique est donc invitée à mobiliser des moyens et en aurait même l’obligation, sans que le moindre résultat ne soit exigé ni attendu. Là encore, le mauvais exemple vient d’en haut, car il ne viendrait à l’esprit de personne raisonnablement censé de mettre en place des dispositifs aussi stupides. Une autre question surgit, comment sanctionner le non-respect éventuel de cette « obligation de moyens » ? Comment se fait-il, en admettant que l’interprétation du droit à l’emploi soit celle d’une obligation de moyens, qu’aucun mécanisme constitutionnel ne vienne sanctionner un manque de moyens, qui serait en l’espèce une violation de la Constitution ?
- Toujours selon le Conseil constitutionnel, il s’agirait « de permettre l’exercice de ce droit [à l’emploi] au plus grand nombre d’intéressés». Pourquoi simplement « le plus grand nombre » et pas tous les intéressés ? Pourquoi aucune explication n’est donnée sur les raisons de la limitation de ce droit ? Et comment choisir les heureux élus ? Dans la formulation du Préambule, pourtant, rien ne laisse penser que ce droit à l’emploi serait réservé à certains et pas à d’autres.
- Enfin, cerise sur le gâteau, la véritable explication vient de la fin de ce texte lamentable du Conseil constitutionnel : « les difficultés économiques qui pèsent sur l’emploi en France depuis les années 1970 ont rendu ce droit encore moins effectif». Nous sommes là devant un cas d’école de bêtise extrême. Trois remarques. 1) Le propre d’un droit social de protection contre les risques de l’existence, est précisément d’être activé lorsque le risque se réalise. C’est le cas des accidents du travail, quand la Sécurité sociale prend en charge le salaire. Idem pour la maladie, idem pour les allocations chômage, etc. Le droit à l’emploi est censé aller plus loin que les allocations chômage qui versent un revenu de substitution, en proposant un nouvel emploi, un emploi de substitution. Il est donc absurde d’affirmer que le droit à l’emploi ne pourrait être « effectif » car il y a beaucoup de chômage. Si le droit à l’emploi figure dans la Constitution, c’est bien pour contrecarrer l’absence d’emplois et l’existence d’un chômage important en cas de crise. S’il n’y avait pas de chômage, le droit à l’emploi n’aurait aucun sens !
Cécité de la Cour de cassation
La Cour de cassation, de son côté, n’est pas en reste. Elle présente les choses de façon très étrange, en termes de conflit de normes de même niveau hiérarchique : le droit à l’emploi contre la liberté d’entreprendre… En gros, comme le Conseil constitutionnel, elle prend parti en faveur du capital contre le travail.
Dans une « note explicative », elle prend prétexte d’un litige pour affirmer que « le droit à l’emploi qui résulte de l’alinéa 5 du Préambule de la Constitution de 1946 n’est pas une liberté fondamentale, mais un droit-créance qui doit être concilié avec d’autres droits ou principes constitutionnels, tels que la liberté d’entreprendre qui fonde, pour l’employeur, le droit de recruter librement ou de licencier un salarié. La définition de cet équilibre entre deux droits de nature constitutionnelle relève du législateur, sous le contrôle du Conseil constitutionnel. En revanche, un justiciable ne peut pas se prévaloir directement dans le cadre d’un litige d’une violation du droit à l’emploi, sauf à vider de leur substance les autres droits constitutionnels avec lesquels ce droit doit être concilié[16] ».
La fin de ce texte est évidente : dès lors qu’aucun texte n’interdit ou ne restreint la faculté de l’employeur de licencier, la rupture du contrat de travail à l’initiative de l’employeur n’ouvre droit qu’à des réparations de nature indemnitaire. Il en résulte que le juge ne peut, en l’absence de disposition le prévoyant et à défaut de violation d’une liberté fondamentale, annuler le licenciement en invoquant le droit à l’emploi.
En revanche, le raisonnement général est vicié, car là encore il témoigne d’une absorption excessive, par les magistrats de la Cour de cassation, de l’idéologie néolibérale. En l’espèce, ces magistrats semblent ignorer qu’il existe deux grandes catégories d’employeurs aux objectifs et modes de fonctionnement très différents : ceux du secteur non-marchand, et ceux du secteur marchand (privé). Dans sa « note explicative », la Cour de cassation ne reconnaît qu’une seule de ces deux catégories, celle des chefs d’entreprises privées, c’est-à-dire le secteur marchand, sans expliquer pourquoi elle fait ce choix. Le raisonnement de ces magistrats est correct pour le secteur marchand: il ne revient pas à une entité privée d’assurer les obligations du principe constitutionnel du droit à l’emploi.
Mais l’ignorance, par les magistrats, de la spécificité des employeurs du secteur non-marchand, dont l’État, est surprenante, car les magistrats sont pourtant bien placés pour en saisir l’originalité. Ne sont-ils pas protégés par leur « inamovibilité » ? Celle-ci garantit l’indépendance statutaire essentiellement pour les magistrats du siège de l’ordre judiciaire. Le but est de les protéger contre le risque d’éviction arbitraire par le pouvoir politique. Ce principe découle de la théorie de la séparation des pouvoirs.
Peut-on imaginer un principe « d’inamovibilité » dans le secteur privé ? C’est bien parce que les magistrats sont salariés de l’État, dans le secteur non-marchand, qu’ils bénéficient en quelque sorte, déjà, du droit opposable à l’emploi. C’est ce que traduit leur inamovibilité.
L’intérêt de ce rappel sert à mettre en valeur les immenses possibilités offertes par l’État pour garantir des droits. Deux droits sont déjà pleinement opposables, nous l’avons vu, dans le sens où l’État doit satisfaire la demande de chaque citoyen : le droit à la scolarité et le droit aux soins de santé. Qui d’autre pourrait répondre à ces demandes ?
Le droit à l’emploi doit suivre le même chemin, l’alinéa 5 du Préambule signifie clairement que l’État doit être l’employeur en dernier ressort. Autrement dit, pour être parfaitement clair, lorsque toutes les possibilités d’emploi ont été essayées sans succès pour un citoyen, c’est l’État qui lui offrira un emploi. Il n’y a pas d’autre choix. Cela ne signifie pas pour autant que la personne concernée deviendra fonctionnaire. Ni qu’elle exercera une activité artificielle. On peut imaginer que des associations de « portage », créées à l’échelle des bassins de vie, recruteront les citoyens en quelque sorte en transit, pour leur confier des tâches d’intérêt général. Ce moment entre deux emplois plus consistants peut également être consacré à de la formation. Ce n’est donc pas l’État qui embauche directement ces personnes, mais c’est l’État qui finance et qui organise le droit constitutionnel à l’emploi, en liaison avec une multitude d’acteurs locaux.
Finalement, pour le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation, le droit à l’emploi est un objectif qu’il appartient au législateur de mettre en œuvre. Le Conseil constitutionnel n’a d’ailleurs jamais encore censuré de loi pour violation directe de l’alinéa 5 du Préambule. Implicitement, il considère le droit à l’emploi comme quelque chose d’impossible, sans expliquer pourquoi. A ses yeux, le droit à l’emploi pour tous serait simplement impossible à réaliser. Cela lui semble tellement évident, qu’il ne juge même pas nécessaire d’expliquer pourquoi.
Cette interprétation doit être vigoureusement récusée. Il faut faire admettre que le droit à l’emploi, comme les autres droits sociaux, possède une valeur constitutionnelle et qu’il doit déboucher impérativement sur l’obligation, pour l’État, d’être l’employeur en dernier ressort. Un droit qui ne peut pas recevoir de sanction n’est pas une norme juridique. Tel est le combat qu’il faut mener afin que tous les droits « papier », comme le droit à l’emploi, deviennent des droits constitutionnels effectifs.
Pour y parvenir, il n’y aura pas d’autre solution qu’une révision constitutionnelle adoptée par référendum afin de préciser, dans l’article 34 de la Constitution, que le droit à l’emploi exige une obligation de résultats et que l’État est l’employeur en dernier ressort. Dans l’alinéa « la loi détermine les principes fondamentaux : […] du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale », il suffira d’ajouter « la loi fixe les modalités pratiques de mise en œuvre du droit à l’emploi qui implique pour l’État une obligation de résultats, un emploi devant être proposé à chacun. L’État est l’employeur en dernier ressort ».
2.- L’État doit être constitutionnellement l’employeur ou le garant en dernier ressort
La notion « d’employeur en dernier ressort », ou de « garant en dernier ressort », n’a encore pour l’instant aucune réalité juridique effective, bien qu’elle découle clairement de l’alinéa 5 du Préambule. Elle dérive de la notion de « prêteur en dernier ressort » qui, elle, possède un contenu juridique très précis. Transportons-nous à Francfort, et plus précisément à la Banque centrale européenne (BCE). Celle-ci explique que « le rôle de prêteur en dernier ressort est assumé conjointement par la BCE et les dix-neuf banques centrales nationales des pays de la zone euro ». En quoi consiste ce rôle ? Ces banques [centrales] « représentent l’ultime solution pour les banques qui ne peuvent pas se financer auprès d’une autre source ». Cette situation peut se produire « en période de turbulences financières », afin de garantir « la stabilité des systèmes financiers ».
Les banques centrales jouent le rôle de prêteur en dernier ressort dans le cadre du refinancement des banques. Lorsque ces dernières ne parviennent pas à se refinancer sur le marché interbancaire, elles peuvent se refinancer auprès de la banque centrale. La banque centrale est la banque des banques. Cette fonction est indispensable et ne doit pas être remise en cause. Ce que nous contestons, et que nous combattons, c’est cette inégalité de traitement insupportable entre le capital et le travail. Tout est fait pour garantir la « stabilité des systèmes financiers », c’est-à-dire la pérennisation du capital ; mais rien n’est fait pour garantir la stabilité des systèmes sociaux, c’est-à-dire la pérennisation de l’emploi et du salaire. Plus exactement, la « pensée » néolibérale considère que pour garantir la « stabilité des systèmes financiers », il faut détruire les systèmes sociaux.
C’est précisément pour garantir la pérennité du système social, à plus forte raison en période de crise ou de catastrophe, et l’emploi qui en constitue le cœur, que l’État doit jouer son rôle d’employeur en dernier ressort. Il comporte deux aspects.
D’une part, l’État doit financer un emploi à tous les Français et les détenteurs d’un titre de séjour en cours de validité qui le souhaitent. L’État est donc d’abord financeur en dernier ressort, comme il l’est déjà pour le chômage partiel pendant le confinement de 2020, et via la Banque de France, pour les banques françaises. Un certain équilibre entre le capital et le travail sera rétabli. Des esprits chagrins pourront objecter que dans un cas il s’agit d’un prêt, et dans l’autre du versement d’un salaire. Dans le premier cas l’État (la Banque de France) se ferait rembourser, tandis que dans le second ce serait une dépense à fonds perdus. Erreur ! Le paiement d’un salaire est un investissement qui entraîne un remboursement décuplé en termes de bienfaits pour la société : amélioration significative de la vie des anciens chômeurs, réponse à des besoins insatisfaits grâce à leur travail pour la société, remplissage des caisses de la protection sociale grâce aux cotisations sociales versées sur les salaires, augmentation des recettes fiscales (impôt sur le revenu, TVA, impôt sur les sociétés…), créations d’emplois marchands induits grâce à la relance de la consommation (pas n’importe laquelle évidemment, s’il existe parallèlement une politique de redéveloppement industriel grâce aux relocalisations et à la substitution aux importations).
D’autre part, employeur en dernier ressort, selon notre conception, signifie également que l’État va donner les moyens à la société de s’auto-organiser pour gérer le droit opposable à l’emploi. Il ne s’agit en aucun cas de transformer les 6, 7 ou 8 millions de personnes susceptibles d’en bénéficier en fonctionnaires. D’ailleurs, dans les faits, lors de la catastrophe sanitaire du printemps 2020, l’État a déjà joué un peu le rôle d’employeur en dernier ressort. Le dispositif « d’activité partielle », souvent appelé « chômage partiel », a concerné jusqu’à 12,1 millions de personnes (au 7 mai 2020), avec un coût pour l’État de 26 milliards d’euros. Si l’État n’était pas encore vraiment « l’employeur en dernier ressort », il était déjà en partie le « payeur en dernier ressort[17] » sans pour autant que ces salariés soient devenus des fonctionnaires. Il suffirait d’un rien pour que tout ceci se transforme en droit opposable à l’emploi…
On doit se demander pourquoi la plupart de ceux qui occupent les hautes sphères politiques et juridiques acceptent ce décalage obscène entre le travail et le capital. La raison est simple à comprendre, ils sont du côté du capital et contre le travail. Farcis et bouffis de néolibéralisme, ils ne peuvent même plus penser librement. Un front doit s’ouvrir, avec les juristes libres, pour mener la guérilla sur le plan du droit afin de faire avancer la cause de l’État employeur et garant en dernier ressort.
Pour alimenter ce combat, une croyance doit être remise en cause, celle qui fait du travail et de l’emploi une affaire exclusivement économique. Selon cette croyance, il est impensable que l’emploi soit un droit. L’emploi ne dépend-il pas de l’ « économie », c’est-à-dire un domaine où la « main invisible » du marché doit être laissée à elle-même ? Justement. L’emploi, selon nous, ne doit plus simplement dépendre de l’ « économie » puisque celle-ci (en tout cas l’économie inspirée par les thèses néolibérales) fait la démonstration quotidienne de son impuissance (de sa malfaisance) sociale et démocratique (mais de sa puissance pour faire remonter le profit aux classes dominantes) et même de sa nocivité. En réalité, l’ « économie » n’est pas impuissante du tout, car le chômage est devenu, pour les économistes et politiciens néolibéraux, la « variable d’ajustement » de l’économie. Il est donc nécessaire de découpler l’emploi et l’économie, faire de l’emploi une affaire politique et juridique et non simplement économique. C’est un moyen décisif de « réencastrer » l’économie dans la société et la démocratie.
Il est vrai que l’emploi dans le secteur marchand doit dépendre de la seule décision de l’employeur. Il ne saurait être question d’imposer aux employeurs privés d’embaucher du personnel sans nécessité. Toutefois, une politique de plein-emploi peut créer les conditions d’une amélioration significative de la situation de l’emploi dans le secteur marchand. Concernant l’emploi dans le secteur non-marchand, il dépend déjà de la décision politique et non de l’économie.
Encore une fois, lorsque l’expression « État employeur en dernier ressort » est utilisée, elle ne signifie pas que tous les privés d’emploi vont devenir fonctionnaires. Nous avons vu que le secteur marchand est concerné, les chefs d’entreprise conservant la responsabilité de leurs recrutements mais aussi des réductions d’effectifs en cas de pertes de marchés.
Cette expression ne signifie pas non plus que les privés d’emploi vont obtenir le même emploi à vie. Les besoins sociaux évoluent, l’emploi doit s’adapter pour y répondre. Le secteur marchand, le secteur marchand aidé, le secteur non-marchand, l’entrepreneuriat, la fonction publique, les associations, les services publics : une souplesse doit être possible pour passer de l’un à l’autre. Tout le monde doit pouvoir aller partout, bouger, se former, multiplier les expériences volontaires.
Le droit opposable à l’emploi doit devenir l’égal des deux premiers droits opposables précurseurs que sont le droit à la scolarité et le droit aux soins. Il doit permettre à tout citoyen de s’ « opposer », c’est-à-dire de faire condamner par la justice toute autorité publique qui ne se conformerait pas à la loi, et même à la Constitution, afin d’obtenir réparation quand ce droit n’est pas respecté. Le droit opposable à l’emploi doit être sanctionné par une obligation de faire, il doit donc viser à permettre à tout citoyen privé d’emploi de s’en voir proposer un sans délai, conforme à ses souhaits et à ses compétences. La puissance publique aura une obligation de résultats.
D.- La Déclaration des droits, le Préambule, la Charte de l’environnement et l’article 34
Ces quatre documents énoncent des droits qui deviendront tous opposables dans la nouvelle Constitution.
1.- Comment traduire en actes les principes issus de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ?
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen s’inspire de la déclaration de l’Indépendance américaine de 1776 et de l’esprit philosophique du XVIIIème siècle. Elle marque le début de la fin de l’Ancien Régime et la construction d’un régime républicain. Avec les décrets des 4 et 11 août 1789 sur la suppression des droits féodaux, et le renversement de la monarchie constitutionnelle au profit de la première République le 10 août 1792, elle est est l’un des moments fondateurs de la mise en place de la République française.
Ratifiée seulement le 5 octobre par Louis XVI sous la pression de l’Assemblée et du peuple accouru à Versailles, surtout les femmes de Paris, elle sert de préambule à la première Constitution de la Révolution Française, adoptée en 1791.
Il s’agit de « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme », que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 énumère. Nous n’allons pas, ici, reprendre chacun de ces droits et leur appliquer le même raisonnement que pour le droit à l’emploi. Nous invitons les « Comités locaux constituants » et les enseignants et étudiants des facultés de droit à mener ce débat et à en diffuser les conclusions. Le site La Dynamique les mettra en ligne et les rendra accessibles à tous. La réflexion doit se mener sur les droits suivants :
- « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (art. premier).
- « La liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » (art. II).
- « Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation [la loi] » (art. VI).
- La loi « doit être la même pour tous » (art. VI).
- « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » (art. X).
Comment rendre ces droits opposables ?
2.- Traduire en actes les principes issus du Préambule de la Constitution de 1946
Le Préambule de la Constitution de 1946 n’évoque pas seulement le droit à l’emploi. D’autres droits sont mentionnés, qui devront, comme pour ceux de la Déclaration des droits, être débattus dans les Comités locaux constituants et parmi les étudiants et enseignants des facultés de droit. Ils sont les suivants :
- « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » (3).
- « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République » (4).
- « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » (5).
- « Tout travailleur participe, par l’intermédiaires de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » (8).
- « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité » (9).
- « La nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » (10).
Comment rendre ces principes opposables ?
3.- La Charte de l’environnement de 2004
La loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement fait désormais partie du bloc de constitutionnalité. Le consensus doit être probablement total sur les considérants qui affirment :
- « Que les ressources et les équilibres naturels ont conditionné l’émergence de l’humanité ;
- Que l’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel ;
- Que l’environnement est le patrimoine commun des êtres humains ;
- Que l’homme exerce une influence croissante sur les conditions de la vie et sur sa propre évolution ;
- Que la diversité biologique, l’épanouissement de la personne et le progrès des sociétés humaines sont affectés par certains modes de consommation ou de production et par l’exploitation excessive des ressources naturelles ;
- Que la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation ;
- Qu’afin d’assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ».
Force est de constater que le consensus réalisé sur le papier n’a pas eu de traduction concrète spectaculaire. La question demeure entière : ce n’est pas parce que des principes généreux figurant dans la Constitution qu’ils ont un effet sur la réalité. Pour y parvenir, il est nécessaire de compléter la Constitution par quelques précisions qui créeront des obligations de résultat pour l’État. Les aspects concernés sont les suivants :
- Article 1er. Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.
- Article 2. Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement.
- Article 3. Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences.
- Article 4. Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi.
- Article 5. Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
- Article 6. Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social.
- Article 7. Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement.
- Article 8. L’éducation et la formation à l’environnement doivent contribuer à l’exercice des droits et devoirs définis par la présente Charte.
- Article 9. La recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement.
- Article 10. La présente Charte inspire l’action européenne et internationale de la France.
Il revient maintenant au débat, dans les Comités locaux constituants et parmi les étudiants et enseignants des facultés de droit, à débattre de tout cela.
4.- L’article 34 de la Constitution
L’article 34 de la Constitution précise que « La loi fixe les règles concernant :
- la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias,
- l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures,
- le régime d’émission de la monnaie,
- les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé,
- la préservation de l’environnement,
- du droit du travail,
- du droit syndical,
- de la sécurité sociale ».
Pour chacun de ces sujets, de manière brève mais suffisamment opérationnelle, la Constitution devra indiquer les moyens contraignants dont disposera l’État pour réaliser ces objectifs. C’est le débat, dans le cadre de la Dynamique populaire constituante qui permettra de définir ces moyens.
La devise de la République ne décrit pas des « valeurs », comme on l’entend dire trop souvent, elle définit des « principes ». Ils ont vocation à se traduire en normes afin de les matérialiser. Il est donc nécessaire d’en assumer toutes les implications et toutes les conséquences. Leur portée est universelle. La traduction en actes des principes issus de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, du Préambule, de la Charte de l’environnement et des nouveaux principes qui apparaissent nécessaires à notre époque est au fondement de la Dynamique populaire constituante.
[1] Yannick Bosc, Le peuple souverain et la démocratie. Politique de Robespierre, Éditions Critiques, 2019.
[2] Journal politique national, n° 19, 1789, in Yannick Bosc.
[3] Yannick Bosc, Le peuple souverain et la démocratie. Politique de Robespierre, Éditions Critiques, 2019.
[4] César Henri Guillaume de La Luzerne (1737-1799). Seigneur de Beuzeville et de Rilly, baron de Chambon, lieutenant général des armées, secrétaire d’État à la Marine (1789-1790) sous Louis XVI, in Yannick Bosc
[5] Pierre-Victor Malouët (1740-1814), planteurs de sucre et de café à Saint-Domingue, député au tiers-état, intègre l’Assemblée nationale et devient l’un des chefs du parti constitutionnel, in Yannick Bosc.
[6] Archives parlementaires, t. 8.
[7] Yannick Bosc, Le peuple souverain et la démocratie. Politique de Robespierre, Éditions Critiques, 2019.
[8] Texte tiré du site www.dictionnaire-juridique.com, Serge Braudo , Conseiller honoraire à la Cour d’appel de Versailles et Alexis Baumann, avocat au barreau de Paris.
[9] https://www.fondation-abbe-pierre.fr/documents/pdf/reml2020_dosssier_de_synthese_web.pdf
[10] https://onpes.gouv.fr/
[11] https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/chiffres-et-donnees-sur-le-dalo
[12] http://frederic-rolin.blogspirit.com/archive/2007/01/06/scoop-2-l-analyse-technique-du-projet-de-loi-sur-le-droit-op.html
[13] http://www.fondapol.org/
[14] https://www.vie-publique.fr/fiches/23891-existe-t-il-un-droit-au-travail
[15] https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1983/83156DC.htm
[16] https://www.dalloz-actualite.fr/flash/droit-l-emploi-n-est-pas-une-liberte-fondamentale-justifiant-poursuite-du-contrat#.Xt9FWzozaUk
[17] L’entreprise verse une indemnité égale à 70 % du salaire brut (environ 84 % du net) à ses salariés avec un minimum de 8,03 € par heure, quel que soit l’effectif de l’entreprise. Les salariés au SMIC ou moins sont indemnisés à 100 %. L’entreprise est intégralement remboursée par l’État, pour les salaires jusqu’à 6 927 euros bruts mensuels, c’est à dire 4,5 fois le SMIC.