II.- La démocratie ? Gouverner pour le peuple
Le mot « démocratie » apparaît dès l’article premier de la Constitution française : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Hormis cette formule, aucune définition n’est donnée de la démocratie. Il faut aller à l’article 2 : « Son principe [celui de la République] est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». On croit alors comprendre que le « principe » dont il est question est celui de la démocratie. Il aurait été probablement plus clair d’écrire : « Le principe de la République est celui de la démocratie : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
Le mot est également utilisé dans l’article 4 : les partis « doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». Ce principe a été bafoué par presque tous les partis en 2008 lorsque le Congrès a modifié la Constitution afin d’y faire entrer le Traité de Lisbonne rejeté par les Français lors du référendum du 29 mai 2005. Et plus loin, toujours à l’article 4 : « la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation ».
Les membres de la haute société, ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale, ont longtemps empêché la reconnaissance du droit de vote, particulièrement pour les femmes. Il aura fallu de nombreuses luttes pour obtenir le droit au suffrage universel (1945 en France !). Pour la classe dominante, encore aujourd’hui, le peuple ne serait pas compétent pour gouverner dans un monde de plus en plus complexe qui nécessiterait une expertise croissante dans de nombreux domaines. Il y aurait même, désormais, trop de démocratie. On a vu, au lendemain des « évènements » de 1968, la célèbre boîte à idées néolibérale appelée Commission trilatérale, fondée en 1973, affirmer que la démocratie connaissait des « excès ». Il faudrait donc que les gouvernements soient dans les mains d’experts ou réputés tels. Les mêmes, ceux qui sont tout en haut, ajouteront que la souveraineté nationale, surtout si elle est réellement exercée par le peuple, est une vieillerie, et même un grave danger, depuis que nos sociétés ont basculé dans la mondialisation / globalisation.
Hélas, parfois, tout en bas de la société, on entend dire que la démocratie ne serait qu’un luxe pour les catégories aisées. La démocratie serait impuissante à résoudre les difficultés des classes populaires et des classes moyennes, comme le chômage, les inégalités sociales, l’insécurité sous toutes ses formes, la dégradation de services publics aussi essentiels que l’école ou les soins de santé. Pour eux, il faudrait que la priorité des gouvernements soit de résoudre la question sociale ; quant à la démocratie on verra plus tard !
En réalité, c’est exactement le contraire. C’est lorsque la démocratie existera que l’on pourra régler tous ces problèmes. On peut supposer que le peuple, exerçant réellement sa souveraineté après l’avoir arraché à l’oligarchie, prendra les décisions qui s’imposent au bénéfice de lui-même.
Au total, les uns veulent détruire la démocratie (et y sont largement parvenus), alors que beaucoup d’autres se laissent aller à un fatalisme paresseux. On comprend parfaitement l’objectif des premiers. Pour conserver leurs positions de domination sur la société, ils ont besoin d’éliminer tout risque de remise en cause de leur pouvoir et donc de leurs profits. Quant aux autres, ils ont entre les mains l’arme ultime de l’émancipation sans pour l’instant l’utiliser efficacement. Ce risque pour les uns, et cette arme ultime pour les autres, porte le même nom : la démocratie.
A.- La démocratie ne se limite pas au droit de vote et aux libertés individuelles
Malgré la définition de l’article 2, même si elle manque un peu de clarté, un grand nombre de personnes réduisent la démocratie au seul droit de vote et aux libertés individuelles, résumée par l’expression « un homme égale une voix ». Pour ces personnes, du moment où les citoyens peuvent voter et que les élections sont organisées à peu près honnêtement, nous serions en démocratie. Pour elles, en France, nous sommes évidemment en démocratie puisque le droit de vote existe, nous élisons régulièrement nos représentants, et participons de temps à autre à des référendums. Les élections sont apparemment « libres », car chaque citoyen peut voter et être candidat, tandis que les scrutins se déroulent, la plupart du temps, sans incidents notables.
La confusion que l’idéologie dominante entretien entre libertés et démocratie doit être levée. La seule revendication de nouvelles libertés individuelles ne conduira pas à une société plus démocratique dans son ensemble. Ni même forcément plus libre. Cette revendication étant portée par des communautés aux intérêts divergents, les « libertés » des unes sont potentiellement des limitations ou des entraves pour les autres. De plus, les libertés individuelles sont limitées par le respect de l’intérêt général, qui s’exprime dans la volonté de la majorité.
B.- La Constitution ne doit pas être neutre, elle doit être conçue pour renforcer le pouvoir et les intérêts du plus grand nombre
L’article 2 de la Constitution française (le « principe de la République » est « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ») doit être correctement compris.
Car bien souvent, de cet article 2, on ne retient que les deux premiers termes : gouvernement « du » peuple et « par » le peuple. Le troisième terme, « pour » le peuple, est la plupart du temps occulté. La raison tient probablement à une conception erronée de la démocratie qui s’est développée ces dernières décennies selon laquelle la Constitution, et par voie de conséquence le droit public, devrait être « indépendante », « impartiale » ou « neutre ». Rien n’est plus dangereux. Une telle « neutralité » signifierait le refus de gouverner « pour » le peuple, ce qui serait une marque de partialité en laissant ainsi le terrain libre aux puissants. L’État, de fait, se mettrait du côté de ces derniers.
En vérité, nos institutions, l’État au premier rang, ne peuvent et ne doivent pas être « indépendantes », « impartiales » ou « neutres » du fait même de l’article 2 de la Constitution. Celui-ci précise que le Gouvernement, contrôlé par le peuple, doit agir « pour » le peuple. Et ce peuple, pour lequel il faut agir, est bien celui de la définition populaire, c’est-à-dire l’immense majorité de la population.
Si les institutions doivent être indépendantes, c’est des intérêts des puissants. Et au contraire, elles doivent être dépendantes des intérêts du plus grand nombre. En aucun cas elles ne peuvent être « neutres ». Quand cette conception de la démocratie, favorable au peuple, prévalait, au moment de la Libération, elle a par exemple donné la magnifique Sécurité sociale. Depuis que l’idéologie de la neutralité de la Constitution prévaut, arme de propagande des classes dominantes, nous sommes passés à des institutions qui fonctionnent sur la tête puisqu’au lieu de servir le plus grand nombre, elles servent l’hyper-minorité privilégiée au moyen de politiques systématiquement néolibérales. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que ces institutions restent sourdes aux demandes pourtant justifiées des chômeurs et précaires, des personnels des hôpitaux publics, des Gilets jaunes, des cheminots, des petits et moyens agriculteurs, de la grande masse des fonctionnaires…
C.- La démocratie c’est accepter le conflit
Le conflit est même le moteur de la dynamique populaire, à condition qu’il soit organisé et qu’il permette par le débat argumenté l’unité du plus grand nombre autour de principes et d’intérêts fondamentaux communément partagés. L’idéologie dominante stigmatise l’idée de conflit, sous-entendant que la logique de sa marche en avant, celle du néolibéralisme, n’admet pas de contradiction. Pour cela, elle projette un écran de fumée, la soi-disant « nécessaire recherche du consensus« , formule ressassée qui signifie en gros que tout le monde doit penser pareil, c’est-à-dire comme elle. Par ailleurs et contradictoirement, elle détourne l’attention en favorisant certains types de conflits, ceux qui sont propres à exciter émotions et passions, afin de provoquer de la division dans le peuple, aidée en cela par des médias complaisants.
Un projet démocratique doit prendre en compte le fait que les conflits sociaux et idéologiques entre les composantes de notre société ne peuvent être résorbés une fois pour toutes. Notre société ne sera jamais homogène et sera nécessairement, peu ou prou, conflictuelle. Partant de ce constat, la question est de savoir comment le jeu des institutions peut organiser et réguler ces conflits et comment il permet à ceux qui les remportent d’intégrer néanmoins ceux qui les perdent. Sachant, par ailleurs, que dans un contexte démocratique, les conflits ne sont jamais définitivement perdus. Chaque nouvelle échéance électorale ou référendaire peut être l’occasion de traduire institutionnellement un nouveau rapport de force, et de faire des perdants d’hier les gagnants de demain, et inversement.
De multiples détournements du débat
D’innombrables tentatives de détournement du débat, volontaires ou non, sont organisées par les élites sociales et intellectuelles. Elles veulent cantonner le débat public sur la démocratie à la question des libertés individuelles. Cette question occupe presque tout l’espace médiatique au détriment des questions institutionnelles. Ces dernières décennies, l’attention de l’opinion a ainsi été attirée sur divers « sujets de société » tels que la peine de mort, la liberté d’expression, les formes du mariage, l’euthanasie, la procréation médicalement assistée (PMA), la gestation pour autrui (GPA), et bien d’autres encore. Ces sujets de société sont loin d’être négligeables et méritent sans aucun doute un débat public approfondi et des décisions, y compris par des référendums. Mais force est de constater le déséquilibre total entre la place consacrée à ces «sujets » et celle, quasi-inexistante, consacrée au fonctionnement global de la société, de ses institutions et de ses politiques économiques et sociales.
D.- L’État dans les mains du peuple est une arme pour la démocratie
Parallèlement, l’idéologie post-nationale s’efforce de démontrer que l’État n’est pas le moyen d’organiser la démocratie mais un obstacle dressé devant elle, en confondant volontairement la cause et la conséquence. C’est précisément lorsque l’État n’est plus sous le contrôle de processus démocratiques, lorsqu’il n’est plus dans les mains du peuple souverain, qu’il devient l’arme de forces antidémocratiques comme la classe dominante. C’est bien à travers la construction de l’État tout au long des derniers siècles que les peuples ont conquis de nouveaux droits collectifs et individuels. C’est donc bien pour la restauration et le renforcement des processus démocratiques dans l’État que la population doit agir.
En termes de démocratie, ceux qui prétendent que l’État est le problème plutôt que la solution, proposent logiquement son contournement et son affaiblissement pour aller vers soi-disant davantage de démocratie. Ils revendiquent en particulier que la « société civile » prenne une place plus importante dans les processus de production du droit. En réalité, ce qui se cache derrière le nom de « société civile » est une redoutable nébuleuse : lobbies, ONG, associations, experts, think-tanks, communautés, grandes entreprises, médias, militants de tous poils… Toutes sortes de « représentants » autoproclamés d’une cause quelconque, d’intérêts privés ou d’une communauté, qui ne sont ni désignés ni contrôlés par le suffrage universel.
On trouve ces groupes en grand nombre au sein-même des institutions de l’Union européenne. Ce qui n’a rien d’étonnant. Car pour eux comme pour l’Union européenne, les États nationaux représentent potentiellement le moyen pour les peuples de freiner ou de stopper leurs politiques néolibérales. Puisque le cadre national délimité par l’État est l’espace politique, territorial, social, culturel, dans lequel peut s’établir un rapport de force entre leurs intérêts particuliers et l’intérêt général, ils ont intérêt à l’affaiblir et/ou à le contourner. « Grâce » à l’Union européenne, véritable cheval de Troie au sein des institutions étatiques, ces lobbies peuvent contourner les filtres démocratiques et s’inviter dans la production de la loi et du règlement. La conséquence d’une place toujours plus importante de la soi-disant « société civile » depuis quarante ans de «construction européenne » est donc déjà bien connue : c’est un recul de la démocratie par perte de la souveraineté.
E.- Les deux composantes de la démocratie
La démocratie n’est pas le simple synonyme des libertés individuelles, elle signifie essentiellement que les membres d’une société ont pris le contrôle de leurs institutions. Elle implique que la communauté des citoyens soit au sommet de la hiérarchie des normes, qu’elle possède le moyen institutionnel de peser sur les lois, et qu’elle possède seule la souveraineté constituante, c’est-à-dire la capacité d’organiser et de réorganiser les pouvoirs et les institutions centrales.
La démocratie consiste à attribuer légalement, dans la Constitution et dans les faits, le pouvoir institutionnel au plus grand nombre, c’est-à-dire au peuple (la communauté des citoyens). Généralement, nous l’avons vu plus haut, les commentateurs oublient le deuxième aspect de la démocratie. Car celle-ci possède un objectif social concret qui est de mettre les institutions au service du plus grand nombre. Ainsi, toutes les institutions publiques, et donc l’État, doivent être mises au service du peuple.
La véritable démocratie, depuis sa création dans la Grèce antique, revêt toujours ce double aspect, à la fois constitutionnel et social. C’est la condition pour parvenir à la pacification des relations sociales et éviter la guerre civile. Toute la question démocratique est de savoir comment obtenir que les institutions se mettent au service du peuple et ne restent pas aux mains d’une oligarchie.
La démocratie possède donc un but social et politique : rendre plus puissants ceux que l’agencement actuel de la société rend faibles et qui constituent toujours la majorité de la population. Il faut donc impérativement inclure dans les processus démocratiques essentiels toutes les institutions qui renforcent, dans un État, les personnes dominées socialement. Un excellent exemple, en France, est le gigantesque et magnifique édifice de la Sécurité sociale, attaqué de toute part précisément pour cette raison (comme une sorte d’hommage du vice à la vertu). Cette institution réduit les inégalités sociales, renforce ainsi l’unité sociale de la communauté politique par le moyen le plus sain et le plus durable, permet aux rapports de force de s’exprimer par la voie institutionnelle et évite que les forces centrifuges de la Nation n’entrent en tension (contrairement à ce que l’on constate un peu partout en Europe).
La démocratie, au sens plein du terme, possède deux composantes essentielles, l’une constitutionnelle, mettant le peuple au sommet des institutions faisant société, et l’autre « matérielle », concrète, renforçant par les institutions les classes sociales non favorisées par l’organisation actuelle de la société. En réalité, ces deux composantes sont directement liées. D’une part, les garanties constitutionnelles s’assurent que la réalité du pouvoir est légitimée uniquement par les citoyens et que la Nation peut réellement peser sur les lois. D’autre part, toutes les trouvailles institutionnelles renforcent effectivement les classes populaires et l’égalité sociale. Sans la composante constitutionnelle, il ne peut y avoir aucun progrès social, quel que soit le niveau des luttes sociales, comme nous le démontrent spectaculairement les trente dernières années (et a contrario toutes les conquêtes sociales, avant que la mondialisation néolibérale ne mette fin aux processus démocratiques en supprimant la souveraineté nationale). Sans la composante institutionnelle faisant concrètement avancer l’égalité sociale, la première n’est qu’un cadre vide n’assurant ni la solidarité et l’unité, ni l’efficacité sociale des sociétés réellement démocratiques. Ces deux composantes sont donc logiquement et concrètement articulées, faisant système : la première, institutionnelle, ne fait pleinement sens que lorsque la deuxième, matérielle, est présente, car étant impossible à atteindre sans la première.
Avec la Dynamique populaire constituante, il s’agit bien de remettre les institutions sur leurs pieds afin qu’elles servent enfin le peuple. La démocratie doit donc articuler deux dimensions :
– La souveraineté du peuple, constitué en corps pour exprimer la volonté générale, l’intérêt général, la solidarité nationale.
– Les libertés individuelles, les droits de l’homme, la protection de la vie privée contre les ingérences de toutes sortes (État, entreprises…), la possibilité pour chaque individu d’agir légalement à sa guise.
Au total, le peuple n’est pas l’addition d’individus disposant chacun de droits, c’est une force collective agissante. Quant à la démocratie, elle n’est pas le simple synonyme des libertés individuelles et du vote, elle signifie essentiellement que les membres d’une société ont pris le contrôle de leurs institutions.
N’ayant aucun contrôle sur les institutions, nous pouvons affirmer que nous ne sommes pas en démocratie.