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La génération des droits contre le droit naturel

  • Ecdémos 
La génération des droits contre le droit naturel
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Par Ecdémos

Le 19 septembre 2020

La Constitution de la Ve République pose en principe le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (art. 2) : formule empruntée à Abraham Lincoln dans son Adresse de Gettysburg, mais qui traduit l’esprit de la Déclaration des droit de l’homme et du citoyen de 1789 (DDHC) qui fut l’objet d’un vif combat entre le côté droit monarchiste et le côté gauche démocratique sous la Révolution. La Constitution dispose alors que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » (art. 3). Or si aujourd’hui la quasi-totalité des régimes se revendiquent de la démocratie et des droits de l’homme, force est de constater que la souveraineté « du peuple » n’est plus exercée « par le peuple » ni « pour le peuple », a fortiori dans l’Union européenne (UE)[1]. La démocratie ne semble plus qu’un mot vide de sens, ou plutôt un cache misère du constitutionnalisme économique[2] auquel s’est converti une partie de la gauche. Mais plus fondamentalement, c’est la philosophie du droit naturel des Lumières qui est en péril en pleine période post-moderne marquée par la culture antihumaniste économiciste, laquelle n’est sans doute pas étrangère au glissement sémantique des « droits de l’homme » vers les « droits fondamentaux » : « thermidor terminus » est sans doute la marque de notre époque, d’après le titre d’une pièce contemporaine.

Le Mount Rushmore National Memorial. « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple »
Image par Pete Linforth de Pixabay

Traditionnellement, le côté gauche est pour la traduction juridique des droit- papiers et le côté droit contre leur réalisation depuis la Révolution. Mais par-dessus cette position binaire qui a aujourd’hui éclaté, il y a un autre débat traduit par la notion contemporaine de « générations des droits » inventé par le juriste Karel Vasak à la fin des années 1970, qui révèle une autre ligne de fracture plus actuelle au sein même de « la démocratie par le droit[3] », chez ceux qui veulent appliquer les droits de l’homme formulés dans diverses déclarations, à l’origine du basculement de la gauche du côté droit : ce qu’on pourra appeler la gauche thermidorienne.

Première génération de droits

Généralement les libéraux se réclament des « droits de » ou « droits-libertés », c’est-à-dire des droits de faire quelque chose à l’abri des interventions de l’État, dont ils veulent une traduction juridique bien réelle qui fait prévaloir l’individu sur le collectif. Les droits-libertés n’imposent à l’État qu’une obligation négative : la liberté d’expression, de presse, etc. Pour eux ces « droits-libertés » sont l’esprit de la DDHC. Ils sont les droits de la « première génération ». Le terme lui-même « première génération » traduit cette idée que les générations suivantes sont des trahisons de l’esprit initial de la DDHC: mais à tort en ce qui concerne les droits économiques et sociaux comme en témoigne la Montagne sous la Révolution qui pense tout à la fois la liberté et l’égalité contre la Gironde. Certains libéraux sont ainsi contre les « droits à », c’est-à-dire les droits économiques et sociaux opposables devant l’État ou les « droits de seconde génération[4] » : ils sont bien contents de se débarrasser de l’État providence, fardeau du capital.

Deuxième génération de droits

Les droits de seconde génération ne sont pas des « droits de » (droits-liberté) mais des « droits à », c’est-à-dire des « créances » de l’individu à l’égard de l’État permettant d’exiger quelque chose de celui-ci. Il s’agit d’obliger l’État à intervenir pour satisfaire ces droits économiques et sociaux sous forme de prestations, ceux contre lesquels les libéraux vont brandir la menace du totalitarisme, de l’infantilisation des citoyens contre la responsabilité individuelle. Car ce n’est pas l’abstention de l’État qui est cherchée mais son intervention sous forme de service public. C’est le fondement de l’État-providence. D’une manière générale, l’ « opposabilité » désigne ce qui peut être invoqué en recours à une décision. Un contrat de droit privé n’est pas opposable par les parties non-contractantes. Or si les individus ont des droits naturels, alors ils peuvent les invoquer en cas de non-respect. L’« opposabilité » d’un droit social signifie que le citoyen détenteur de ce droit, au cas où il n’en bénéficierait pas, peut contraindre l’État, grâce à la loi, de le réaliser : le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit au logement, etc. C’est l’État, en dernière instance, qui est chargé de s’assurer de la transformation de ces principes, qui doivent tous être constitutionalisés, en réalité tangible. C’est auprès des Tribunaux administratifs et du Conseil d’État que les citoyens pourront s’adresser. Or pour certains libéraux, les droits économiques et sociaux violent les droits de première génération en imposant à certains des obligations pour satisfaire les « droits à » des autres. Par exemple le droit au logement (de seconde génération) s’oppose au droit de propriété (de première génération).

Troisième génération de droits

L’idée qu’il existe des droits naturels inhérents à l’homme semble aujourd’hui un principe incontesté, faisant de l’opposabilité une pratique bien ancrée dans le droit constitutionnel des sociétés. Mais à ces deux premières générations de droits s’est ajoutée une troisième génération constituée des « droits de solidarité » qui sont très problématiques au fond, car à l’origine d’une fragilisation de l’opposabilité elle-même. Ces droits de troisième génération sont des « droits à » initialement apparus dans les textes internationaux ou régionaux qui supposent une solidarité dans leur réalisation : droits au développement, droit à la paix, droit à l’environnement, ou encore droit au respect du patrimoine commun de l’humanité. Or un droit suppose un objet précis, un titulaire et un débiteur sans quoi il reste un « droit-papier ». Le problème, c’est que ces droits de troisième génération relèvent plus de l’espoir ou de l’utopie que d’une prestation immédiate et juridiquement réalisable. Quels sont les objectifs à atteindre pour le droit à l’environnement, au développement, à la paix ? Ils n’ont pas non plus de titulaires identifiés, ni de débiteur puisqu’ils relèvent de l’espoir dans leur objet : on le voit dans « réduire les émissions de CO2 ». Ces droits, louables dans leurs objectifs, attaquent-ils pourtant à la racine la cause politique du désastre environnemental ? La démocratie n’est-elle pas plutôt la meilleure réponse à l’idéologie économiciste portée par l’élite au pouvoir ? Les droits de troisième génération sont au contraire devenus la foire à toutes les revendications opposables abstraites et générales, donnant lieu à une inflation des droits qui participe à la perte du sens du concret dont peut se réjouir l’oligarchie. N’a-t-on pas vu un Xavier Niel initier aux côtés de richissimes grands patrons le récent référendum d’initiative partagée pour le bien-être des animaux ? Par ailleurs, les « droits de solidarité » ne justifient-ils pas cette idée de gouvernance puisqu’ils concernent souvent un titulaire dépourvu de souveraineté ? On voit souvent un européisme assez marqué chez les théoriciens du droit à l’environnement ou à la paix, ou encore les partisans économicistes d’un droit au développement assez friands du droit d’ingérence et de la mondialisation.

Quatrième génération de droits

Enfin on ajoute parfois les droits opposables de la « quatrième génération » souvent rangés sous des « droits à la dignité[5] » fondés sur des « ressentis » victimaires hyper-individualistes au caractère pour le moins subjectif et contradictoire : le droit à l’égalité et à la différence, le droit à la non-discrimination et à la discrimination positive, le droit à la vie et à la mort, le droit à l’enfant et à l’avortement, le droit à la dignité des handicapées et à l’avortement thérapeutique, etc. La confusion intellectuelle actuelle témoigne du basculement dans une ère postmoderne hostile aux Lumières et à la philosophie du droit naturel qui caractérise la culture d’une élite droit-de-l’hommiste[6], qui n’hésite pas à s’abandonner dans un sentimentalisme puéril. On le voit avec le nouveau maire de Lyon, globe-trotteur humanitaire sorti d’une Business School, dont la laïcité est à géométrie variable[7] et l’écologisme plus petit-bourgeois que paysan[8]. La proximité de ces nouveaux écologistes de ville avec Larem n’a donc rien d’étonnant. Ces nouveaux droits-créances sont très pratiques pour la classe dominante puisqu’ils font passer au second plan les droits objectifs politiques, économiques et sociaux en dissolvant les revendications dans un espèce de relativisme subjectif qui tourne au ridicule. On voit même maintenant qu’ils servent d’offensive contre les droits de première génération. Les « droits à » deviennent des droits contre la liberté d’expression, de presse, de conscience, etc. Ils servent encore d’offensive contre les « droits de seconde génération » en remplaçant la lutte égalitaire des classes par les luttes catégorielles facteur de division « du peuple » alors incapable de former une dynamique pour exercer sa souveraineté : la lutte des sexes[9], la lutte des races[10], etc. C’est sans doute l’une des causes de l’état de la gauche qui s’est empêtrée dans ces « droits à » n’importe quoi qui accompagnent l’offensive néo-libérale.

Conclusion

Il apparaît donc urgent de renouer avec la philosophie du droit naturel en abandonnant ce vocabulaire faussement progressiste des générations de droits, qui traduit sans doute une évolution jurisprudentielle mais certainement pas des étapes de développement d’une philosophie qui vise le bonheur des peuples. L’inflation des droits fondamentaux témoigne plutôt d’une régression morale et politique, c’est-à-dire d’une dépolitisation du citoyen au profit d’individus créanciers sur le marché des droits. Fondée originellement sur la trilogie liberté (première génération), égalité (deuxième génération) et fraternité (troisième génération), cette genèse artificielle des droits de l’homme crée une rupture trompeuse entre les deux premières générations : comme si la liberté devait s’opposer à l’égalité comme l’expliquait Macron devant des enfants dans l’émission Présidentielle : candidats, au tableau[11]. Mais plus grave encore, le vocabulaire de la génération des droits met dans le même sac des droits de dernière génération en rupture avec la logique universaliste des droits humains naturels (la fraternité), menaçant la République dans son unité et son indivisibilité.

  1. Anne-Marie LEPOURHIET, « L’Europe sans le peuple », Polieia, n° 13, 2008. Élisabeth ZOLLER, « Une Constitution pour les États européens, pas pour le peuple », Commentaire, hiver 2004-2005, n° 108.
  2. Lionel ZEVOUNOU, « Le concept de « constitution économique » : Une analyse critique », Jus Politicum, n°21 http://juspoliticum.com/article/Le-concept-de-constitution-economique-Une-analyse-critique-1231.html
  3. Bertrand MATHIEU, Le droit contre la démocratie ? LGDJ-Lextenso, 2017. Bastien FRANÇOIS, Justice constitutionnelle et « démocratie constitutionnelle », Droit et politique, PUF, 1993. « On comprend aussi, écrit Anne-Marie Le Pourhiet, que cette tentation du masque, du trompe-l’œil, soit peut-être plus forte chez les intellectuels de gauche qui répugnent à admettre officiellement qu’ils se sont convertis au libéralisme et à la nécessité de contrer certains choix populaires par des freins aristocratiques. L’on comprend aussi que ceux qui sont restés fidèles à la souveraineté populaire s’insurgent à l’inverse contre le glissement postmoderne du pouvoir vers de multiples oligarchies. » Anne-Marie LE POURHIET, « Définir la démocratie », Revue française de droit constitutionnel, mars 2011, n°87, p. 463-464.
  4. Anne-Marie LE POURHIET, « Les droits économiques et sociaux : vrais ou faux droits et libertés fondamentaux ? Débat », Précis de culture juridique, François-Xavier LUCAS et Thierrey REVET (dir.), Lextenso, 2017.
  5. Andrée LAJOIE, Quand les minorités font la loi, PUF, Les voies du droit, 2002. Slobodan MILACIC, « La théoriedémocratique face au défi minoritaire – Majorités politiques et minorités communautaires, quelle cohérence ? » Mélanges Pierre Pactet, Dalloz, 2003, p. 339.
  6. Stéphanie ROZA, La Gauche contre les Lumières, Fayard, Paris, 2020.
  7. https://www.valeursactuelles.com/societe/lyon-le-maire-ecolo-boycotte-une-fete-chretienne-mais-pose-la-premiere-pierre-de-la-mosquee-de-gerland-123442
  8. Outre l’adoption de l’écriture inclusive pour les communications municipales, Doucet qualifie la course populaire du Tour de France de « machiste et polluante ». https://www.francetvinfo.fr/sports/tour-de-france/tour-de-france-le-maire-eelv-de-lyon-juge-la-course-machiste-et-polluante_4100791.html
  9. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen serait par exemple une déclaration des hommes contre les femmes comme l’affirme la pseudo historienne Joan Wallach Scott à partir de sa lecture d’Olympe de Gouges, La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1998. Est-il nécessaire de réfuter cette thèse ? Le remplacement de l’histoire politique par la lutte des sexes est significatif dans la promotion de la figure féministe d’Olympe de Gouges, cette polémiste française que certains voudraient voir au Panthéon, mais qui est pourtant favorable au suffrage censitaire, c’est-à-dire à l’aristocratie des riches. Voir https://www.xn--lecanardrpublicain-jwb.net/spip.php?article668
  10. Voir par exemple l’épisode de délire collectif à l’université d’Evergreen. https://www.atlantico.fr/decryptage/3579023/universite-d-evergreen-etats-unis–une-terrifiante-video-qui-montre-le-vrai-visage-de-la-nouvelle-bete-immonde-benoit-rayski-
  11. https://www.lexpress.fr/actualite/politique/elections/video-macron-explique-la-difference-entre-droite-et-gauche-a-des-enfants_1889556.html

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