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Pourquoi faut-il inscrire dans la Constitution l’interdiction des états d’urgence ?

Pourquoi faut-il inscrire dans la Constitution l’interdiction des états d’urgence ?
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Le 7 avril 2021, par Reto Ric

« La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. […] Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire les lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. »

L’Esprit des lois de Montesquieu – Livre XI chapitre 6 – De la constitution d’Angleterre

Depuis 2015, la France voit se succéder les lois d’état d’urgence, de façon inédite dans l’histoire de la Ve République. Ces lois d’exceptions qui ne sont pas prévues par la Constitution sont érigées en justification de nombreuses violations de libertés constitutionnellement garanties, et ce qui est tout aussi préoccupant, en alibi à la confusion des pouvoirs politiques. Le non-dit qui entoure l’état d’urgence dans la classe politique, y compris dans l’opposition, permet un glissement vers un tout autre régime que celui de la République. Afin d’éviter ce type de confiscation du pouvoir, le pouvoir constituant doit impérativement inscrire dans une nouvelle Constitution l’interdiction des états d’urgence.

Avant de démontrer pourquoi l’interdiction constitutionnelle des états d’urgence est vitale pour la bonne marche d’une République démocratique, il faut au préalable revenir à la définition de cet instrument cardinal des sciences politiques et juridiques, la Constitution.

Qu’est-ce qu’une Constitution ?

Toutes les constitutions matérielles ont un même objet. Autrement dit, toutes les constitutions portent sur un même contenu, quelle que soit leur forme. Elles organisent la dévolution des pouvoirs au sein d’une société, exactement comme les statuts d’une association organisent son mode de fonctionnement et la répartition des mandats entre ses membres.

L’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, au préambule de la Constitution française actuelle précise :

« Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. »

D’après cette définition, la Constitution est à la fois la charte d’organisation des pouvoirs, qui doivent être nécessairement conçus de manière à être séparés et équilibrés, mais également la déclaration des droits permettant de protéger les libertés politiques et individuelles de chacun.

Le juriste autrichien Hans Kelsen[1], spécialiste de droit constitutionnel ajoute une propriété à la Constitution. Elle est selon lui, la norme fondamentale dont découle la validité de toutes les autres normes juridiques. Tout le système juridique est ainsi légitimé par référence au travail du pouvoir constituant originaire, qu’il s’agisse du peuple dans son ensemble, d’une assemblée constituante ou bien d’une combinaison des deux (élection populaire de l’assemblée constituante puis ratification par référendum de la Constitution).

La Constitution de la Ve République est rédigée à l’initiative du Général de Gaulle, investi comme Président du Conseil en 1958 par le Parlement, à la faveur de la guerre d’Algérie. Fort d’une autorisation législative de révision constitutionnelle, le général de Gaulle décide alors de former un comité réduit d’experts pour rédiger l’avant-projet. Le travail constituant est ensuite continué par un comité consultatif issu du Parlement. Le texte est ratifié par référendum le 28 septembre 1958. Plus de soixante ans plus tard, les états d’urgence remettent en cause l’application du texte de la Constitution.

Les états d’urgence en France : une invention inconstitutionnelle

On l’aura compris, dans le régime de la Ve République, dès ses débuts, le pouvoir constituant tire sa légitimité de la personne même du Président de la République. Celui-ci entretient un lien direct avec la Nation, renforcé encore en 1962 par la mise en place du suffrage universel direct à l’élection présidentielle.

Le contexte de l’époque, agité par les guerres de décolonisation justifie alors la prise du pouvoir par un homme fort qui saura déjouer les tentatives de coups d’état telles que le putsch des généraux de 1961.

La Constitution de 1958 prévoit ainsi deux dispositifs très encadrés qui permettent une réponse du pouvoir exécutif en cas de crise majeure affectant le pays : les pouvoirs exceptionnels au Président de la République (article 16) et l’état de siège décrété en Conseil des ministres (article 36).

Lors de la mise en œuvre de l’article 16 notamment, le Président de la République exerce son rôle de garant de la Constitution (article 5) car ses actions doivent être motivées par une menace grave et immédiate des institutions de la République, de l’indépendance de la nation, de l’intégrité de son territoire ou de l’exécution de ses engagements internationaux et par l’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels. De plus, les mesures exceptionnelles entreprises par le Président de la République doivent alors être « inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet. ».

L’article 16 vient en réalité prévenir le risque de coup d’état et de sortie du régime Républicain puisque dans l’hypothèse où des troubles graves perturberaient le fonctionnement des institutions définies par la Constitution, le Président de la République doit mettre tout en œuvre pour revenir à l’esprit et à la lettre de la Constitution.

Les états d’urgence que la France connaît depuis 2015 n’entrent pas du tout dans ce cadre constitutionnel. En effet, en ce qui concerne l’état d’urgence voté en réponse aux actes de terrorisme, ils s’appuient sur un texte législatif antérieur à la Constitution de 1958 ! Il s’agit de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence plusieurs fois modifiée depuis. Quant à l’état d’état d’urgence sanitaire, il est le produit d’une loi imaginée pour l’occasion : la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.

Que ce soit pour l’état d’urgence décrété en 2015 ou celui de 2020, aucune des garanties prévues à l’article 16 n’est reprise en termes de délai de réexamen de l’état d’urgence, de dispositions garantissant la transparence des décisions ou encore de consultation du Conseil constitutionnel. A la place, l’état d’urgence sanitaire prévoit un comité scientifique tandis que le Président de la République prend ses décisions en Conseil de défense, qui sont dès lors protégées du contrôle citoyen par le secret-défense, véritable écran à la mise en jeu de la responsabilité politique. De plus, ces états d’urgence permettent de déroger à de nombreuses libertés constitutionnellement garanties (liberté d’aller et venir, liberté du commerce et de l’industrie, respect de la vie privée, liberté d’association et de réunion, …).

Ainsi, les états d’urgence sortent entièrement du cadre constitutionnel de la Ve République qui était pensé comme apportant une réponse exhaustive aux possibles crises traversant le régime et remettant en cause l’équilibre institutionnel. Les états d’urgence constituent aujourd’hui la menace principale pour l’ordre constitutionnel tel qu’établi en 1958.

Pour autant suffirait-il de réviser la Constitution pour rendre les états d’urgence constitutionnels ? La question mérite d’être posée puisque qu’il a été récemment question de constitutionnaliser l’état d’urgence[2]. Cependant, en étudiant les choses d’un peu plus près, une conclusion s’impose d’elle-même : l’état d’urgence est par nature contradictoire avec la notion même de Constitution.

La contradiction intrinsèque entre état d’urgence et constitution

Tout d’abord, observons avec le professeur de droit constitutionnel Olivier Beaud la différence de nature entre une Constitution et un régime d’état d’urgence. La première est appelée à durer. C’est ce que soutient l’Abbé Siéyès[3] lorsqu’il participe dans la période révolutionnaire à l’élaboration du nouveau système politique :

« Vous seriez effrayés avec raison d’un projet qui tendrait à établir la permanence du pouvoir constituant ; autant vaudrait n’avoir pas de constitution ; elle perdrait, avec tout principe de stabilité, ces sentiments d’amour et de vénération, qu’il appartient surtout aux peuples libres de lui consacrer, parce que de tels sentiments sont incompatibles avec l’idée de versatilité qui s’y attacherait nécessairement. Il n’y a pas de loi qui ait plus besoin d’une sorte d’immutabilité qu’une Constitution. On lui désirerait presque ce grand et terrible caractère de nécessité, imprimé à celles qui régissent l’univers ; si l’industrie humaine pouvait se montrer habile et puissante comme la main du mécanicien éternel qui a organisé la nature. »

Au contraire, un état d’urgence ou état d’exception répond à un problème ponctuel, une crise passagère. Le respect du pouvoir constituant impose que sitôt la crise réglée, l’état d’urgence cesse et que le fonctionnement normal des pouvoirs constitutionnels reprenne.

Or, les états d’urgence ont pris récemment pour motifs des problèmes qui n’ont potentiellement pas de fin, en tous cas, pas d’échéance déterminée[4]. Ainsi, qu’il s’agisse de lutter contre le terrorisme ou bien de prendre des mesures pour régler un problème sanitaire, les états d’urgence sont des réponses inadéquates, le gouvernement doit tout faire pour prendre ses moyens d’action dans le cadre constitutionnel. Ces états d’urgence font dès lors peser la menace d’un glissement vers un régime autoritaire qui concentre l’ensemble des pouvoirs dans les mains du pouvoir dit « exécutif », sans avoir consulté le pouvoir constituant. C’est ce que fait craindre la tendance à intégrer dans le droit commun, des dispositions mises en place pendant l’état d’urgence.[5]

En outre, on peut aller plus loin en considérant qu’un état d’urgence ou un état d’exception n’est pas différent d’une loi militaire ou d’une loi martiale, qui par définition mettent un terme à l’application de la Constitution et font entrer le pays dans un régime militaire. Pour éviter cet écueil, la Suisse a prévu dans sa constitution un référendum obligatoire pour toutes « les lois fédérales déclarées urgentes qui sont dépourvues de base constitutionnelle et dont la durée de validité dépasse une année » (Article 140 de la Constitution Suisse).

Comme nous l’avons vu au début de cet article, le principe d’une Constitution est de protéger les citoyens contre les abus de l’Etat en garantissant leurs droits et la séparation des pouvoirs. La Constitution cesse d’exister s’il devient possible de la contourner, au bon vouloir du gouvernement, par l’adoption d’une nouvelle loi d’urgence. L’histoire ne manque pas d’exemple de coups d’Etat par des régimes militaires ou de changement de régime, rendu possible par une personne élue selon les règles constitutionnelles en vigueur.

Les états d’urgence sont non seulement inconstitutionnels mais également antagoniques de toute forme de Constitution. C’est au contraire dans les temps plus incertains que les droits constitutionnels devraient être garantis et même renforcés. C’est pourquoi, apparaît désormais clairement la nécessité d’inscrire dans la Constitution l’interdiction des états d’urgence, de la même façon que l’actuel article 89 dispose que « La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision. ».

  1. Théorie pure du droit, 1934, Hans Kelsen

  2. Annonce de la constitutionnalisation de l’état d’urgence, lors du discours du président de la République devant le Congrès du Parlement, le 16 novembre 2015

  3. Discours à la convention nationale, séance du 18 thermidor an III (5 août 1795), E.-J. Siéyès.
    Siéyès est connu le plus souvent pour sa célèbre phrase « Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. », extrait de son Discours du 7 septembre 1989 à l’Assemblée nationale. Siéyès était ainsi convaincu de l’impossibilité de mettre en œuvre une démocratie directe au regard des conditions démographiques, économiques et d’éducation des citoyens de l’époque. Il avait également à cœur de développer une France unie selon les principes du centralisme administratif et politique. Cependant, on ne peut pas réduire son œuvre politique à cette idée. Il a ainsi œuvré pour la séparation effective du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif et pour un égal suffrage des citoyens commettants. C’est-à-dire, l’abolition des privilèges politiques de la noblesse et du clergé, y compris pour le Roi considéré comme un citoyen à égalité de suffrage avec les autres. Il a également réfléchi à la formation d’un jury constitutionnaire chargé de garantir le respect de la Constitution, de proposer périodiquement des révisions de la Constitution et de permettre une justice de dernier ressort « en droits naturels ».

  4. L’intervention devant le Sénat d’Olivier Beaud, constitutionnaliste, https://youtu.be/Gq4RViV04E8

  5. Loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ; projet de loi du 17 juin 2020 qui vise à prolonger différentes mesures de lutte contre le terrorisme dont le Parlement avait autorisé la mise en œuvre jusqu’au 31 décembre 2020 (fermeture administrative des lieux de culte, mesures de surveillance, technique de renseignement dite « algorithme »…). 

[yarpp]


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