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Ni vieillissement ni choc démographique

Ni vieillissement ni choc démographique
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C’est l’analyse développée par Jacques Nikonoff dans un ouvrage publié en 1999 intitulé La Comédie des fonds de pension (éditions Arléa). Ce livre a été le premier en France à décrire dans le détail l’origine, le fonctionnement et l’impact des fonds de pension, principalement américains, sur les marchés financiers et l’ensemble des sociétés. Il est issu de l’expérience de plus de trois années passées aux Etats-Unis comme représentant de la Caisse des dépôts dans ce pays et Attaché financier à New York pour le Trésor. A l’époque, la direction de la Caisse des dépôts avait tenté d’en empêcher la publication…

Dans le chapitre 3 de cet ouvrage, ci-dessous, Jacques Nikonoff présente les travaux de Patrice Bourdelais, démographe et historien, ancien directeur des sciences humaines et sociales au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), auteur notamment de L’Âge de la vieillesse, Odile Jacob, 1993. Le chercheur y reconstitue l’émergence des catégories d’âge qui permettent de penser la notion de vieillissement de la population, le contexte démographique dans lequel cette notion émerge ainsi que ses conséquences sur les plans sociaux et culturels. Il démontre que la fixité du seuil d’âge de la vieillesse n’a plus de sens dès lors que les progrès des conditions de vie et de travail puis les effets de la médecine conduisent à une amélioration spectaculaire de l’état de santé des sexagénaires, puis des septuagénaires, des octogénaires… faisant voler en éclats l’illusion de l’immuabilité de l’âge de la vieillesse…

Chapitre 3 (Jacques Nikonoff, La Comédie des fonds de pension, Arléa, 1999)

NI “ VIEILLISSEMENT ” NI “ CHOC ” DÉMOGRAPHIQUE

L’affirmation centrale des partisans des fonds de pension, celle sur laquelle est bâti tout l’édifice, repose sur la notion de “ vieillissement ” de la population. Celle-ci provoquerait un “ choc ” démographique déséquilibrant le financement de la retraite en répartition – moins d’actifs devant supporter plus d’inactifs – et justifierait la création de fonds de pension.

Tout est faux dans ces assertions. Il n’existe ni “ vieillissement ”, ni “ choc ” démographique, ni supériorité des fonds de pension en matière démographique.

Mais, le plus étonnant dans les travaux menés par le commissariat au Plan et le Conseil d’analyse économique, est que tout en désignant la démographie comme la source principale des difficultés financières des régimes de retraite, ces organismes n’engagent pas le débat sur la question démographique. Ces experts sont en réalité prisonniers d’une conception obsolète de la vieillesse qui les conduit à l’impasse. Pour eux l’alourdissement des charges paraît inévitable, l’avenir est sans espoir et ne peut conduire qu’à la résignation et au pessimisme. Il faut, au contraire, passer d’un “ avenir-fatalité ” à un “ avenir-potentialité ”.

La “ pédagogie de l’inquiétude ”

Les partisans des fonds de pension utilisent une “ pédagogie de l’inquiétude[1] ”. Pour vendre leurs produits, ils tentent de faire resurgir de la mémoire enfouie au plus profond des Français le réflexe d’angoisse provoqué par le sentiment du déclin national lié au déclin démographique, apparu entre la guerre de 1870 et la guerre de 1914-1918, et resurgi avant la guerre de 1935-1945. L’histoire du sentiment des faiblesses démographiques, du moins celles de ces deux périodes encore à vif dans les esprits, montre l’imbrication de plusieurs phénomènes.

Un premier phénomène porte sur la compréhension qu’ont les Français de la population de la France et de sa répartition selon les âges. Une croissance faible de la population, associée à une augmentation de la proportion des personnes âgées de plus de soixante ou de soixante-cinq ans, reste vécue comme une menace. N’est-ce pas Colbert le premier qui, à la fin du 17e siècle, a défini l’âge de soixante ans comme étant celui de l’entrée dans la vieillesse ? Il s’agissait alors de comptabiliser la population susceptible de porter les armes. Moins il y avait d’hommes capables d’en porter, plus la France était en danger.

Le second phénomène est celui de l’existence d’une menace extérieure. Entre Sedan et Verdun, les Français craignaient la menace de l’impérialisme allemand. Une France moins nombreuse serait, sans aucun doute, dominée, envahie, et sa culture anéantie. Ce sentiment est de même nature que celui qu’éprouvent nombre de Français face à la mondialisation des années 90, dont les avantages sont présentés au futur tandis que les inconvénients en sont vécus au présent.

La France, entendons-nous dire de tous côtés, “ vieillit ”. Il est difficile de ne pas éprouver ce sentiment, tant le nombre des études consacrées au “ vieillissement ” est considérable. Mais au-delà de ces études connues, finalement, par un nombre restreint de spécialistes, c’est toute une culture, tout un climat, un état d’esprit qui rappellent aux citoyens, et de façon permanente, que nous devenons un pays de “ vieux ”.

Dans la plupart des pays industrialisés, les évolutions démographiques font également l’objet de la même interprétation : un “ vieillissement ” qui mettrait en difficulté les systèmes de retraites dont les financements dépendent de cotisations calculées sur la masse salariale. Moins d’actifs – du fait de ce “ vieillissement ” démographique – devraient ainsi “ entretenir ” plus d’inactifs. Ce n’est plus le nombre d’hommes en armes qui compte, c’est le nombre d’hommes au travail.

La Banque mondiale et la “ pédagogie de l’inquiétude ”

Depuis le début des années 90, une véritable campagne mondiale d’affolement s’est développée – une “ pédagogie de l’inquiétude ” – notamment à la suite du rapport publié par la Banque mondiale en 1994[2]. La situation financière des systèmes de retraite par répartition y est systématiquement dramatisée, parfois même tronquée et caricaturée. A partir d’hypothèses démographiques admises par de nombreux experts – hypothèses cependant beaucoup trop statiques, fonctionnant à l’intérieur de catégories statistiques obsolètes – les conclusions convergent pour affirmer que les conditions de la retraite, dans les décennies qui viennent, ne pourront être qu’inférieures à celles que nous connaissons aujourd’hui.

Sans aucun argument pertinent, les partisans des fonds de pension affirment que le mécanisme de la répartition lui-même est inadapté à cette nouvelle situation démographique, et que seule la technique de la capitalisation serait de nature à répondre aux changements en cours.

Deux remarques suffisent à remettre en cause de façon radicale “ l’argument démographique ” des partisans des fonds de pension.

La première résulte des travaux de l’historien Patrice Bourdelais, qui conteste la notion même de “ vieillissement ”. La seconde remarque vient, involontairement, des partisans des fonds de pension eux-mêmes. Si le “ vieillissement ” de la population est la cause principale des difficultés supposées des régimes de retraites, c’est donc à la croissance démographique qu’il faut consacrer tous nos efforts. N’abordant jamais la question en ces termes, les partisans des fonds de pension confirment le caractère commercial de leur campagne.

Le prétendu “ vieillissement ” de la population

Patrice Bourdelais conteste le caractère scientifique de la notion de “ vieillissement ” de la population et démontre l’inadaptation de la fixation du seuil de la vieillesse à soixante ans depuis deux siècles. En réalité, à la fin du 20e siècle, nous sommes jeunes plus vieux… S’il n’existe pas de “ vieillissement ” de la population, il ne peut exister non plus de “ choc démographique ” comme le prétendent les partisans des fonds de pension. La notion de “ choc ” qu’ils utilisent n’est qu’un argument de réclame pour leur “ pédagogie de l’inquiétude ”.

Mais au-delà de ces remarques qui pourraient donner l’impression d’avoir un simple caractère technique, ce qui est en cause c’est l’incapacité des élites – particulièrement des économistes – à penser positivement le futur. Constatant, consciemment ou non, l’impasse dans laquelle se trouve leur discipline, ils étendent leur impuissance à l’ensemble des phénomènes sociaux, culturels et politiques. Il n’est d’ailleurs pas sans signification de constater que c’est un historien – et non un économiste – qui tente de sortir l’état d’esprit français de sa morbidité.

Pas de “ choc démographique ”

En utilisant le mot “ choc ” pour décrire les évolutions démographiques, les partisans des fonds de pension espèrent frapper l’opinion publique afin de la démobiliser en la démoralisant. C’est à leurs yeux la condition indispensable pour mettre en œuvre leurs projets funestes. Tenant compte de l’échec d’Alain Juppé en 1995, les experts de la fin des années 90 sont persuadés d’être plus intelligents. Au lieu d’aborder les questions de retraite de manière frontale comme l’avait fait Juppé, ils ont préparé l’opinion publique – sous couvert de procéder à un “ diagnostic partagé ” avec les partenaires sociaux – par le pilonnage de la grosse artillerie du “ choc ” démographique. Abandonnant leur travail de chercheurs, ils sont devenus des artilleurs.

Mais un “ choc ”, selon les dictionnaires, c’est le “ contact violent d’un corps avec un autre ”. En matière démographique, aucune évolution violente ne se dessine à l’horizon. Certes l’accroissement de la proportion des personnes âgées de plus de soixante-cinq ans est une donnée connue, réelle et ancienne ; mais nul “ choc ” n’est de nature à nous surprendre.

Comme en témoignent de multiples études, la France, pour ne prendre que cet exemple, d’ici quelques dizaines d’années, devrait voir progresser la proportion des personnes âgées de plus de soixante-cinq ans. C’est, du moins, l’âge utilisé par la statistique pour définir la vieillesse qui, pour de Gaulle, était un “ naufrage ”. Cette proportion des plus de soixante-cinq ans devrait atteindre 27 % de la population totale en 2040, contre 15 % en 1995[3].

Le rythme de cette évolution démographique ne peut absolument pas être qualifié de “ choc ”. Représentant 15 % de la population en 1995, les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans seront, d’après ces prévisions, 16,5 % en 2005 ; 18,7 % en 2015 et 27,1 % en 2040[4]. L’évolution est régulière et ne fait apparaître aucune “ violence ” ni aucun “ choc ” dans les tendances.

L’utilisation du mot “ choc ” ne peut que brouiller la compréhension des phénomènes en cours. Le risque existe d’affoler inutilement l’opinion publique et de prendre des décisions précipitées, alors que le temps de la réflexion et du dialogue social est parfaitement suffisant.

Mais certains – les institutions financières qui ont à vendre des fonds de pension par exemple – n’ont-ils pas intérêt – le leur – à dramatiser la situation ?

En tout cas, depuis quelques années, et parallèlement à cette campagne d’affolement, divers sondages dont beaucoup sont financés par ceux qui ont à vendre quelque chose, montrent que les Français sont inquiets pour leur retraite. Le contraire aurait été surprenant puisque les systèmes de retraites actuels sont présentés comme au bord de la faillite. Et naturellement, pour apaiser cette inquiétude, les citoyens qui en ont les moyens souscrivent des contrats d’assurance-vie ou d’épargne retraite. A tel point que les compagnies d’assurance ont battu des records de chiffre d’affaires ces dernières années…

Plus de vieux mais moins de jeunes

Tentons, pour quelques instants, de revêtir l’habit des partisans des fonds de pension, et risquons-nous même à pénétrer dans leur univers mental. Il est parfaitement légitime que l’évolution démographique en cours focalise l’attention sur les effets qu’elle peut avoir sur le financement des systèmes de retraites. Mais la façon dont le Conseil d’analyse économique et le commissariat au Plan, en France, abordent la question des retraites, pose un problème de raisonnement. Ou plutôt une insuffisance du raisonnement.

En effet les évolutions démographiques sont doubles, et non pas uniques comme on tente de le faire croire. On verra plus loin qu’elles sont même triples : nous sommes désormais jeunes plus vieux. A une extrémité de la population, la proportion des personnes âgées va croître ; alors qu’à l’autre extrémité, la proportion des jeunes va nécessairement décroître. Or les travaux des différents experts ne voient pour l’instant que l’aspect des évolutions démographiques lié au seul “ vieillissement ”. Pourtant, si la proportion des “ vieux ” augmente dans la société, c’est que la proportion des “ jeunes ” y baisse. Le “ coût d’entretien ” des “ vieux ” va certes augmenter – comme disent élégamment certains économistes – mais inversement celui des “ jeunes ” va baisser : en 1995 la proportion des jeunes de moins de dix-neuf ans s’établissait à 26,3 % de la population totale, elle devrait se réduire à 21,1 % en 2040[5].

Les experts du Plan et du Conseil d’analyse économique, désormais habitués à faire des additions – celles des déficits à venir des régimes de retraites en répartition – auraient dû s’exercer à la soustraction. Si l’on reste dans leur logique détestable, force est de constater que les transferts financiers entre les “ jeunes ” et les “ vieux ” pourraient s’égaliser : le poids des retraites passera probablement de 12 à 16 % du PIB d’ici 2040, alors que les transferts destinés aux jeunes (éducation…) baisseront dans une proportion peut-être équivalente, toutes choses égales par ailleurs.

En dépit de cette évidence, ni le Conseil d’analyse économique, ni le commissariat au Plan n’ont étudié les conséquences de la baisse de la proportion des jeunes dans la population totale. Car cette baisse du nombre relatif des jeunes aura des effets, notamment sur le plan financier. Pourquoi ne pas les analyser ? Pourquoi ne pas se demander si les économies éventuelles réalisées sur “l’entretien ” des jeunes pouvaient être utilisées pour “ l’entretien ” des personnes âgées ?

Toutefois un tel raisonnement, s’il présente une certaine logique, est intellectuellement et moralement difficile à soutenir. Comment accepter – alors que les jeunes ont subi une dégradation considérable de leurs conditions de vie et, peut-être plus encore, de leur espérance de conditions de vie – que leur situation se fige à l’état actuel ? Pourquoi leur délivrer le message ravageur qui consisterait à leur dire que toute évolution, pour eux, serait terminée, puisque les surplus budgétaires, pour les quarante ans qui viennent, seraient affectés aux “ vieux ” ?

Même avec les réserves qui viennent d’être formulées, les experts du Plan auraient dû aborder la question sous cet angle et la soumettre au débat.

Toujours moins

Mais quittons les habits froids des partisans des fonds de pension et considérons que la solution la plus raisonnable, puisque la proportion des “ vieux ” va croître, est de dégager les moyens financiers nécessaires à leur retraite. A moins d’admettre que ces derniers – les jeunes d’aujourd’hui – verront également leur situation se dégrader.

Les conséquences de ce “ choc démographique ”, tels que les présentent les partisans des fonds de pension, seraient “ un alourdissement des charges des régimes de retraite[6] ”, si aucune mesure n’était prise, point qui paraît peu contestable. Le Conseil d’analyse économique, entre autres, estime qu’il faudrait augmenter les cotisations de 0,4 % tous les ans à partir de 2006. Mais si la proportion des retraités augmente, il faudra bien payer ce qui leur est nécessaire pour assurer leurs conditions de vie, à moins de privilégier les actifs, privilège qui se retournerait contre eux une fois à la retraite. Le Conseil d’analyse économique part du présupposé non démontré, et sans que la population ne soit consultée, que cette augmentation des cotisations est insupportable. En réalité, pour des raisons idéologiques tout autant qu’électorales, les gouvernements répugnent à augmenter les “ prélèvements obligatoires ”. Mais alors qui paiera les retraites ? Les marchés financiers ? C’est ce que tentent de faire croire les partisans des fonds de pension, comme si les revenus hypothétiques provenant des marchés ne venaient de nulle part.

Le “ vieillissement ” démographique est ainsi systématiquement associé à l’idée que “ le temps des vaches grasses est révolu ” et que, par conséquent, les seules solutions envisageables seraient “ l’augmentation des cotisations, le ralentissement de l’évolution des retraites, l’allongement de la durée des cotisations, la modification de leur assiette et l’accroissement du rôle de l’impôt[7] ”. L’augmentation des cotisations et des impôts – des prélèvements obligatoires – étant pour les ultralibéraux impossibles, ne restent que les autres solutions.

C’est la notion obsolète de “ vieillissement ” qui provoque cette incapacité à imaginer que l’avenir pourrait être meilleur que le présent.

Le vieillissement : une notion contestable

Tout a changé pour les femmes et les hommes de soixante ans : l’état de santé, l’allongement de la durée de la vie, la place dans la société, les revenus, le mode de vie. Il n’est plus possible d’associer, à la fin des années 1990, l’âge de la vieillesse à l’âge de soixante ans, car un tel seuil est démenti par les faits biologiques et sociaux. Le sexagénaire du 21e siècle ne ressemble en rien à celui de l’entre-deux guerres et encore moins à celui du 17e siècle. Finalement, “ la notion de vieillissement démographique se révèle néfaste pour les analyses scientifiques et les présentations des données sociales. Elle contribue même à figer la représentation de l’âge de la vieillesse alors que sa réalité connaît des mutations jamais imaginées. Par conséquent, toutes les projections de population qui n’intègrent pas cette évolution de la vieillesse aboutissent à prévoir l’alourdissement des charges, induit par l’accroissement de la proportion des plus de soixante ans, comme inévitable. L’avenir annoncé est sans espoir, il ne peut conduire qu’à la résignation et au pessimisme[8] ”.

Tel est l’état d’esprit de nombreux experts et responsables politiques.

A quel âge est-on vieux ?

Patrice Bourdelais se demande comment le groupe d’âge qui désigne les “ vieux ” s’est formé et comment la notion de “ vieillissement ” a émergé. Il se demande aussi quels sont les enjeux sociaux et politiques qui se dissimulent sous l’utilisation de ce terme de “ vieillissement ”.

Les auteurs de l’Antiquité ne se sont jamais mis d’accord sur un âge qui fixait l’entrée dans la vieillesse. Hippocrate le fixait à 56 ans, et Aristote à 50 ans.

Au 7e siècle la vieillesse devient l’âge privilégié de la recherche du salut : il convient de dresser le bilan de sa vie et de se préparer à la mort.

Au 17e siècle on appelle “ vieillard un homme depuis quarante ans jusqu’à soixante-dix ans. Les vieillards sont d’ordinaire soupçonneux, jaloux, avares, chagrins, causeurs, se plaignent toujours, les vieillards ne sont pas capables d’amitié ”. Quant à la femme, “ elle est fort dégoûtante. Vieille décrépite, vieille ratatinée, vieille roupieuse[9] ”. La retraite “ n’est plus alors une recherche de la tranquillité, du plaisir et de l’orgueil, elle relève désormais de la pénitence qui humilie l’homme ”.

Avec les Lumières, “ le visage positif de la vieillesse prend peu à peu le pas sur les considérations dévalorisantes. Dans L’esprit des lois, Montesquieu dit que les vieillards sont les garants de l’ordre, les seuls à faire passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier. Voltaire, dans Zadig et Candide met en scène des vieillards sages et de bon conseil car débarrassés de la volupté, ils peuvent s’élever à la raison. ”

Lors des fêtes de la Révolution, le rôle exemplaire des vieillards est affirmé avec force. Les vieillards mourants parlent moins du salut de leur âme mais davantage des responsabilités que la génération suivante devra assumer. C’est l’indice d’une “ laïcisation des attitudes[10] ”.

Parallèlement dans les sciences, les mécanismes du vieillissement commencent à être compris. Buffon montre que l’homme “ meurt peu à peu et que la mort n’est pas une rupture brutale mais la dernière phase de la vie. Il devient ainsi plus difficile de penser la mort sur un strict plan métaphysique, car elle apparaît principalement comme le résultat du parcours naturel, physiologique, de la vie ”. La conséquence de ces avancées scientifiques est que le vieillard n’est plus isolé dans une sorte de monde à part, il retrouve sa part au sein des continuums de la vie et de la société. Une vision plus optimiste de la vieillesse se développe, conduisant à l’idée qu’il demeure toujours “ une probabilité de vie même à des âges très élevés ”.

Avec les Lumières, les vieillards doivent être réintégrés dans la société des vivants, ils deviennent “ aimables, appréciés de leurs petits-enfants, éducateurs et sages, dont la mémoire du passé permet de relativiser le présent. Il faut les réinsérer avec force dans l’ensemble des organisations familiales et sociales et poser la question de leurs relations avec les autres groupes d’âges de la population[11] ”.

L’attitude des experts du Plan et du Conseil d’analyse économique, en développant inconsidérément la notion de “ vieillissement ”, jette aux orties tout l’acquis des Lumières. Au lieu de faire de l’allongement de la durée de la vie une joie, ils en font une menace. Dès lors la voie est ouverte à la stigmatisation des “ vieux ”, coupables de vivre non seulement trop longtemps, mais aussi de vivre aux crochets des actifs et de leur coûter trop cher.

Avec de tels raisonnements, c’est l’impensable qui est en train de naître sous nos yeux : le rapetissement de tout ce qui est humain à des considérations mercantiles.

Nous sommes jeunes plus vieux…

La gérontologie est la science du vieillissement. Son objet est l’étude des modalités et des causes des modifications que l’âge imprime au fonctionnement des êtres vivants, sur tous les plans (biologique, psychologique et social) et à tous les niveaux de complexité (molécule, cellule, organe, organisme et population).

Le temps exerce évidemment son effet sur tous les types d’êtres vivants, individus et populations.

C’est entre dix-huit et vingt et un ans que l’organisme humain atteint sa taille adulte. Dès la troisième décennie de la vie humaine, la masse des tissus métaboliquement les plus actifs diminue (muscles, foie, rein). Parallèlement les dépôts graisseux augmentent, ce qui masque la diminution des tissus nobles et donne l’illusion d’une phase de stabilité. Ce phénomène s’accentue par la suite. Passé la cinquantaine ou la soixantaine, les pertes l’emportent sur les gains, la peau s’amincit, se ride, le squelette se “ tasse ” et l’individu s’achemine vers la vieillesse. Les psychologues, bien avant les physiologistes, avaient insisté sur l’importance et la précocité des phénomènes de vieillissement.

Toutes les capacités intellectuelles ne sont pas influencées de la même façon par l’âge. Celles qui sont nécessaires à la solution de problèmes nouveaux déclinent précocement et fortement avec les années, alors que celles qui font intervenir l’expérience ne se modifient guère avec l’âge.

Tous les membres d’une population donnée ne vieillissent pas au même rythme. Il existe à cela des raisons génétiques et des raisons écologiques. Ces dernières jouent un rôle principal. D’une façon générale, toute condition de vie qui entraîne l’absence d’usage, ou le mauvais usage d’une fonction ou d’une aptitude accélère le déclin de celle-ci (muscle ou mémoire).

Aucune espèce animale autre que l’homme n’a réussi à allonger sa vie et les progrès de la longévité sont à mettre au crédit de l’ensemble des progrès des sciences médicales.

Du point de vue social, la notion de “ personne âgée ” est mal dissociée de celle de “ retraité ”. L’influence de cette confusion est grande quant au statut et au rôle possible de la personne âgée dans la vie sociale.

Dans une société qui met l’accent sur le travail et la réussite matérielle, le rôle de retraité est de ne plus en avoir. On a même parlé d’un phénomène de rejet qui contribue à renforcer chez l’individu le sentiment, fondé ou non, de son inutilité sociale. Ce sentiment le pousse à fréquenter souvent des contemporains avec lesquels il a des points communs (l’ancien métier, la guerre, les souvenirs locaux…) et encourage une attitude de repli qui nuit à une bonne adaptation.

Étymologiquement, le mot “ retraite ” évoque l’action qui conduit à se retirer d’une position précédemment occupée. Dans le vocabulaire religieux, il renvoie à l’idée d’isolement méditatif. La répétition lancinante du thème du “ vieillissement ”, associé aux multiples menaces dont ce phénomène serait porteur, ne peut qu’inciter au repli, aux frustrations et aux désespoirs. Est-ce l’objectif recherché ?

Agir sur la démographie ?

Les partisans des fonds de pension considèrent que le “ vieillissement ” démographique va provoquer la faillite des systèmes de retraite en répartition. En admettant que le problème majeur posé à nos systèmes de retraite soit bien celui de la démographie, les experts devraient se demander, avant toute chose, comment agir, précisément, sur la démographie. Autrement dit, peut-on et faut-il aller dans le sens d’un rajeunissement de la population – puisque son vieillissement est la cause supposée des difficultés – c’est-à-dire l’augmentation du nombre des naissances. Cette réflexion est pour l’instant inexistante. Ni le Conseil d’analyse économique, ni le commissariat au Plan n’ont envisagé la question sous cet angle.

Il est vrai que s’interroger sur la possibilité ou la nécessité de faire croître la population en augmentant le nombre des naissances dépasse largement la seule question des retraites et ne relève pas de la responsabilité des économistes. Une telle interrogation pose toute une série de problèmes fondamentaux dans les domaines de l’éthique, de la démocratie, des valeurs, des conceptions politiques, religieuses et philosophiques.

La France : une démographie particulière

Vers 1320-1330, selon les registres paroissiaux, la population française atteignait dix-sept ou dix-huit millions d’habitants et seulement une vingtaine de millions vers 1700. Cette faible croissance de la population, pendant quatre siècles, était due aux épidémies, aux guerres et aux famines…

Lors du recensement de 1990, la France dépassait cinquante-six millions d’habitants pour une densité au kilomètre carré particulièrement faible de cent trois habitants, contre deux cent vingt et un en Allemagne, deux cent trente-six au Royaume-Uni, et quatre cent quarante-deux aux Pays-Bas. Pourtant, en 1801, date du premier recensement français, la population atteignait vingt-huit millions d’habitants, la France étant alors l’État le plus peuplé d’Europe, devançant même la Russie. Que s’est-il passé entre ces deux dates ?

De 1801 à 1936, la France progresse de treize millions d’habitants, soit un accroissement d’environ 50 %, alors que la population du Royaume-Uni et celle des Pays-Bas a presque quadruplé. Cette divergence dans les progressions est due au recul de la natalité, qui a débuté en France plus tôt que dans les autres pays, passant de 32 p. 1 000 vers 1800 à 22 p. 1 000 en 1900 et à 14,5 p. 1000 entre 1934 et 1936. Parallèlement, le taux de mortalité baissait moins vite en France que dans les pays voisins, passant de 29,8 p. 1 000 au début du 19e siècle à 15,7 p. 1 000 entre 1935 et 1939. A la même époque, le taux de mortalité en Angleterre et au Pays de Galles était de 12 p. 1 000, et celui de l’Italie de 13,9 p. 1 000. Les mauvaises conditions de logement et l’alcoolisme ont été évoqués pour expliquer les causes de la persistance d’un taux de mortalité élevé, auxquelles s’ajoutent les guerres de la Révolution et de l’Empire.

La Première Guerre mondiale a fait un million trois cent vingt-cinq mille morts en France et, au total, un déficit d’environ trois millions six cent quatre-vingt-cinq mille personnes. La situation démographique française entre les deux guerres est ainsi devenue catastrophique et, de 1935 à 1938, chaque année, la France a enregistré un excédent de trente mille décès par rapport aux naissances.

La Seconde Guerre mondiale a entraîné des conséquences moins dramatiques avec sept cent mille morts, soit une perte d’un million cinq cent cinquante-cinq mille personnes que l’on retrouve dans les chiffres des deux recensements de 1936 (quarante et un millions cinq cent mille habitants) et de 1946 (quarante millions quatre cent mille habitants).

Après la guerre, un mouvement de reprise s’est esquissé. Entre 1946 et 1970, la population française a augmenté de près de dix millions d’habitants. Beaucoup de démographes expliquent cette croissance par la création de la Sécurité sociale et la politique de la famille menée par les gouvernements : quotient familial, allocation de salaire unique, allocation logement, primes à la naissance, allocations familiales proportionnelles au nombre d’enfants…

Alors que le taux de natalité se maintenait à 20,4 p. 1 000 en 1950 et encore à 18,2 en 1956-1960, le taux de mortalité est descendu à 10,6 en 1966, en particulier grâce à la lutte menée contre la mortalité infantile. Cette double évolution a permis en France de gagner, par accroissement naturel, environ deux cent soixante mille personnes par an en moyenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Depuis 1965, la situation a changé : le taux de natalité a baissé jusqu’à 13,9 p. 1 000 en 1975-1978 ; une brève amélioration amorcée en 1979 et en 1980 ne s’est pas poursuivie, et le nombre d’enfants par famille est resté à 1,96, c’est-à-dire au-dessous du taux de reproduction. En 1991, le taux de natalité a atteint 13,3 p. 1 000, alors que le taux de mortalité reste voisin de 9,2 p. 1 000.

Les deux recensements de 1982 et 1990 ont souligné que la croissance de la population se ralentissait : si l’accroissement moyen annuel a atteint 1,2 % pour la période 1962-1968, il est tombé à 0,8 % pour la période 1968-1975 et à 0,46 % pour la période 1975-1982. En revanche, il a manifesté une légère remontée en 1982-1990 (+ 0,5 %).

Enfin, la diminution de la proportion des jeunes s’observe depuis 1968 : de 34 % de moins de vingt ans, on est passé à 27,1 % en 1990.

Les évolutions économiques et la démographie

De nombreux facteurs expliquent les raisons de la formation ou non des familles et le nombre de naissances : la religion, les valeurs sexuelles et culturelles, l’éducation, l’accès au contrôle des naissances, la liberté des femmes, le désespoir parmi les jeunes des milieux populaires, le système de protection sociale, la moyenne d’âge de la population, le taux de décès…

Parmi tous ces facteurs la “ prospérité ”, selon l’expression américaine, reste cependant le facteur le plus significatif. Quand l’alimentation et les ressources matérielles s’améliorent, des couples se forment et font des enfants.

L’histoire des progrès économiques et des récessions, partout dans le monde, est également l’histoire des augmentations et diminutions de population. Ainsi la grande dépression aux États-Unis s’est traduite par une chute du taux de naissances (18,4 p. 1 000 en 1932), alors que le développement économique des années 50 s’est accompagné du baby-boom (25,3 p. 1 000 en 1957)[12]. L’explosion démographique mondiale de ces deux cents dernières années – la planète est passée d’un à six milliards d’habitants – n’a-t-elle pas été rendue possible grâce aux révolutions industrielles et scientifiques qui ont réduit de nombreuses causes de décès ?

Selon des études américaines, le lien entre la “ prospérité ” et le taux des naissances se vérifierait également à l’échelon des familles. Le recensement américain de 1992 distingue la distribution des revenus entre les ménages (personnes vivant sous le même toit) et les familles (couples mariés avec ou sans enfant). Ce sont les personnes les plus aisées qui forment le plus de familles : la tranche des revenus allant au-delà de soixante-quinze mille dollars par an et qui ne représente que 11 % des ménages, forme 13,9 % des familles. A l’inverse, la tranche des revenus qui se situe sous dix mille dollars et qui forme 14,6 % des ménages, ne représente que 9,5 % des familles[13].

La pauvreté : obstacle à la formation d’une famille

Les débats américains, quels qu’en soient les sujets, sont intéressants car toujours surprenants. Sur la question démographique, les conservateurs comme l’ancien vice-président Dan Quayle, estiment que “ le mariage est peut-être le meilleur programme anti-pauvreté ”. Les progressistes disent le contraire : “ la pauvreté est le meilleur programme anti-mariage ”. Qui a raison ?

Certes on ne peut être totalement étranger à l’idée qu’on se marie parce que l’on s’aime. Mais les femmes préfèrent-elles des hommes qui réussissent, qui seront capables de supporter une famille et qui montrent une préférence pour la monogamie, ou les femmes se marient-elles sans préférences pour leur propre position sociale, y compris l’éventualité de la polygamie ?

Aux États-Unis, des statistiques montrent que les hommes qui se marient une année donnée, ont des revenus plus élevés de 50 % que les hommes du même âge qui ne se sont pas mariés[14]. La raison tiendrait au fait que les femmes seraient particulièrement sélectives quant aux ressources matérielles des hommes qu’elles choisissent.

L’écrivain scientifique américain Mary Battens, tout en rappelant prudemment que les êtres humains ne peuvent être comparés aux animaux, fait néanmoins le rapprochement suivant : “ La forme la plus claire du choix de la femelle (dans le royaume des animaux), celui pour lequel le corps de certitudes est le plus évident, est la sélection pour les ressources – bénéfices matériels, au-dessus et au-delà de la contribution de base du sperme[15] ”. Les femelles préfèrent les mâles qui sont plus gros, leur offrent des cadeaux plus importants, possèdent le territoire le plus fructueux, et possèdent des caractéristiques physiques qui rendent la chasse plus aisée. Les mâles qui ont moins à offrir dans ces domaines sont écartés.

La conclusion générale tirée par les progressistes américains serait que pour les êtres humains, les femmes dans toutes les cultures et civilisations préféreraient les hommes “ qui ont les moyens ”. De nombreuses études sont citées pour illustrer cette thèse.

Pour l’anthropologue John Hartung, qui a analysé des données concernant huit cent cinquante sociétés : “ Les femmes vont où est l’argent, celles-ci étant un investissement pour les mâles[16]. ”

Pour le psychologue Bruce Ellis : “ Le support financier est le plus fondamental[17] ”.

Analysant les résultats du recensement de 1990, Donald Hernandez a prouvé que la situation financière d’une famille est le meilleur indicateur de probabilité de sa continuation ou de sa dissolution[18]. Pour sa démonstration, il utilise deux études. La première a été menée par l’université du Michigan. Portant sur cinq mille familles, elle a montré que les familles pauvres connaissaient deux fois plus de divorces que les autres[19]. La seconde étude vient de l’université de Chicago. Elle a montré que les hommes noirs des cités-ghetto ont tendance à se marier deux fois et demie plus souvent avec la mère de leurs enfants s’ils ont un emploi. Et cela est également vrai pour les femmes : plus les revenus des femmes noires sont élevés, plus elles ont tendance à se marier[20].

Le meilleur moyen de promouvoir le mariage, les enfants et les familles à deux parents, est de renforcer les moyens économiques des individus, concluent les progressistes américains.

Bien-être économique et croissance démographique

La richesse ne suffit pas à expliquer les naissances, reconnaissent eux-mêmes les experts américains. En effet, le taux des naissances chez les plus pauvres est plus élevé que la moyenne. Plusieurs explications sont données. Tout d’abord, les êtres humains répondraient aux menaces pesant sur leur existence en faisant plus d’enfants. Ainsi après la famine en Somalie, le taux des naissances a explosé pour devenir un des plus élevé au monde. Aux États-Unis, les hôpitaux font part d’une croissance des naissances neuf mois après une tornade ou un tremblement de terre, quelle que soit la région où s’est produit l’événement. Quant aux mères adolescentes, elles viennent généralement des milieux les plus pauvres, parce qu’elles veulent ressentir ce que procure la maternité et se donner ainsi un statut qu’elles n’ont pas dans la société. Mais “ c’est le langage de la survie. Tellement de jeunes vivent dans un environnement mortifère, qu’ils ne savent pas combien de temps ils resteront en vie. La nécessité de créer la génération suivante leur apparaît urgente. Face aux vicissitudes, chaque espèce cherche à assurer sa propre continuité[21] ”.

Évolutions démographiques et situation économique

A la fin du 19e siècle et au début du 20e, en France, de nombreux experts ont expliqué la stagnation économique et politique par la forte proportion de personnes âgées.

Concernant les causes de la diminution du nombre des naissances, des explications ont été avancées, souvent marquées par un certain conservatisme. Pour les conservateurs, le développement de la contraception serait une des causes principales de la diminution de la proportion des naissances. Les femmes en effet, maîtrisent de plus en plus leur fécondité, puisque 68 % d’entre elles, âgées de vingt à quarante-cinq ans, utilisent un procédé contraceptif. La baisse de la nuptialité, souvent présentée comme une conséquence de la crise économique, a fait reculer l’âge de fonder un foyer et fait hésiter les couples à multiplier le nombre de leurs enfants. L’union libre enfin qui se “ répand ” de plus en plus, de même que les divorces qui touchent un quart des foyers, constitueraient une cause de la dénatalité. D’autres explications sont avancées, qui ont des fondements réels, mais qui traduisent des conceptions très contestables : l’essor de l’urbanisation et du travail féminin, la montée de l’individualisme et le plaisir du bien-être…

Un problème insoluble ?

Pour Jean-Michel Charpin, commissaire au Plan : “ Le problème à résoudre trouve sa source dans une évolution réelle, presque physique. Il s’agit au départ d’un problème d’effectifs comparés entre la population des actifs et celle des inactifs. Ce problème apparaît a priori insoluble sans des changements significatifs dans les niveaux de vie respectifs de ces deux populations ou dans les quantités de biens et services rendues disponibles par la production ou l’importation[22] ”.

Ainsi la question démographique, présentée comme la source de toutes les difficultés, fit-elle l’objet d’un constat d’impuissance. Mais ce constat n’est pas même argumenté. Les choses sont ainsi, et nous n’y pouvons rien…

Tous les économistes, ces deux cents dernières années, n’ont pas eu cette attitude – ou plutôt ce vide – face à la démographie.

Pendant la première moitié du 19e siècle, experts et économistes se réjouissaient du faible taux de croissance de la population “ parce que la question de la paix sociale prenait alors le pas sur toute autre considération[23] ”. Mais ils s’en inquiètent ensuite car “ l’ordre actuel de grandeur et de puissance des États européens sera profondément troublé par le simple jeu des inégalités[24] ”. Le recensement de 1866 en effet, fait apparaître que la population française s’accroît plus lentement que celle de ses voisins. Ce n’est pas par excès de décès, mais par infériorité des naissances. Avec l’établissement récent du libre-échange et le développement industriel, “ on commence à douter que la France dispose d’une population suffisamment nombreuse ” pour la compétition coloniale, notamment avec l’Angleterre.

Ce sont les inquiétudes internationales qui passent au premier plan, face à la place grandissante de la Prusse après sa victoire en 1866 à Sadowa sur l’Empire austro-hongrois, et à la défaite française de 1871.

Le recensement de 1872, après cette défaite et la Commune de Paris, confirme le dépeuplement de la France. Dès ce moment, des bilans sont tirés. On compare la France, à la fin du 19e siècle, qui comptait vingt-sept millions cinq cent mille habitants, alors que la Grande-Bretagne n’en comptait que dix millions et les pays germaniques vingt millions. En termes de population, la France est rattrapée par l’Allemagne en 1860, par l’Autriche-Hongrie en 1875, et par le Royaume-Uni en 1890. En 1914, les quarante millions de Français sont numériquement dépassés par les soixante-huit millions d’Allemands et les quarante-cinq millions de Britanniques : “ La perte de cette suprématie est au cœur des questions de population posées de la fin de l’Empire jusqu’à la guerre[25] ”.

Alors que la France ne connaît que huit cent mille naissances par an, l’Allemagne en a deux millions. La crainte principale des Français se focalise sur l’expansionnisme allemand, car un territoire moins densément peuplé “ ne peut qu’entraîner le déversement du trop-plein voisin, les frontières étant franchies par osmose, par immigration douce, ou par invasion guerrière ”.

De 1870 à 1914, les théories démographiques reposent sur l’idée, juste, que la fécondité humaine est soumise à la volonté et à tout ce qui peut agir sur elle.

En 1999, manifestement, les économistes du Plan semblent assimiler la démographie – comme le chômage – à un phénomène de type météorologique. On peut pester, protester, maudire les Dieux : rien n’y fera, la nature est plus forte que la volonté humaine.

Au tournant des 19e et 20e siècle, deux thèses s’affrontaient.

Pour les théoriciens libéraux, “ les individus contribuent à la perte de leur patrie parce qu’ils ne perçoivent pas les conséquences de leurs décisions ”, c’est-à-dire le fait de ne pas avoir suffisamment d’enfants.

Pour une partie importante de la gauche et des anarchistes, “ les pauvres s’appauvrissent en faisant un trop grand nombre d’enfants, ce qui facilite l’exploitation de la main d’œuvre par le patronat et constitue de la chair à canon ”.

Ce sont les conservateurs qui l’emporteront, par un rapprochement entre les populationnistes, les nationalistes, les coloniaux, les racistes et les eugénistes.

Dès lors des mesures contre la dénatalité vont voir le jour. Une loi de 1920 réprime toute incitation directe ou indirecte à l’avortement et à l’information sur l’avortement. La gauche votera contre.

Faut-il “ faire naître ” ?

C’est Alfred Sauvy, dans un article datant de 1928, qui semble utiliser le premier la notion de “ vieillissement ”. Pendant l’entre-deux guerres, l’ampleur des pertes dues à celle de 1914-1918 obsédait la France qui ne retrouvera son niveau de population de 1914 qu’en 1950.

Dans cet article, Sauvy cherche à estimer l’évolution de la population afin d’assurer le financement prévisionnel des assurances sociales. Au 1er janvier 1921, la France compte trente-huit millions neuf cent mille habitants. Il fixe des hypothèses de mortalité et de fécondité, écarte la question des flux migratoires, et calcule la population jusqu’en 1956 : la proportion des personnes âgées de plus de soixante ans passerait de 13,8 % à 16 %.

En 1932, la France compte quarante et un millions deux cent mille habitants, et Alfred Sauvy fait de nouvelles projections jusqu’en 1980. A cette date, la France connaîtrait une perte d’un million huit cent mille habitants.

“ Il faut faire naître ”, dit au même moment le populationniste[26] Fernand Boverat, et “ restaurer le sens familial ”. Les conservateurs dont il fait partie critiquent la Révolution et les Lumières qui seraient “ imprégnées depuis un siècle d’un individualisme profond qui favorise les revendications féminines et le choix des loisirs et de la consommation au détriment de la naissance des enfants. L’affaiblissement du sentiment religieux, les progrès de l’instruction développent également les ambitions individuelles ”. Les familles nombreuses susciteraient “ une atmosphère de tendresse, de sincérité et d’ordre joyeusement accepté ”.

Il faut donc maintenir le niveau de vie des familles nombreuses et une proposition de loi imagine de remplacer l’ancienne formule “ A travail égal, salaire égal ” par une nouvelle formule : “ A travail égal, niveau d’existence égal, que l’on ait des enfants ou non et quel qu’en soit le nombre ”. Les conservateurs plaident pour la péréquation des charges grâce au versement d’une partie du salaire sous forme d’allocations familiales, et des indemnités pour la mère au foyer. On trouve même l’idée du “ Suffrage familial ” : une voix par enfant serait donnée aux parents.

La gauche et la démographie

La gauche, en France, n’aime pas aborder ces questions. Une des causes tient peut-être au fait que l’éclatement de la guerre de 14-18 lui a donné tort, comme aux pacifistes, parmi lesquels de nombreux malthusiens. L’opinion publique disait : “ L’Allemagne ne nous aurait pas attaqués en 1914 si nous avions été dix millions de plus ”. Une autre cause tient également à la filiation nazie et vichyste des populationnistes. Fernand Boverat, le dirigeant des populationnistes, ne souligne-t-il pas en 1935 “ l’immense effort que font les Allemands pour inculquer profondément aux jeunes le sentiment du devoir, pour les préparer à consentir tous les sacrifices en faveur du pays ”. Les populationnistes travailleront ensuite avec Vichy sur le Code de la famille, reprenant le triptyque Travail, famille, patrie.

Mais si la gauche est gênée pour aborder franchement les questions démographiques et susciter à leur propos un débat public, l’usage qu’elle fait de la notion de “ vieillissement ” dans le cadre du commissariat au Plan, ressemble étrangement à certaines formules des populationnistes.

Ainsi, le premier livre sur le vieillissement a été écrit par… Fernand Boverat en 1946 (Le Vieillissement de la population). La première phrase de son livre est : “ Quelles ressources aurai-je lorsque je serai vieux ? se demandent avec inquiétude la plupart des Français ? ”.

En 1999, le rapport du Conseil d’analyse économique commence par la phrase suivante : “ Au cours des quarante prochaines années la France va connaître une forte augmentation du ratio de la population âgée de plus de soixante ans à la population d’âge actif ”.

En 1946, Boverat affirme : “ L’effort qui peut être fait par une nation pour s’assurer de ses vieillards ne dépend pas des décisions du législateur, mais du rapport entre le nombre des producteurs et celui des gens âgés ”. Il faudrait donc relever l’âge de la retraite et baisser les pensions.

En 1999, le commissariat au Plan propose de relever l’âge de la retraite à quarante-deux ans et demi…

Le mot “ vieillissement ”, tel qu’il est désormais utilisé dans le débat public, ne se contente pas simplement de décrire un phénomène démographique. Il porte en lui un diagnostic pessimiste sur l’avenir de la société. Un glissement de sens s’est opéré, élargissant la notion de vieillissement à la totalité économique, sociale et culturelle qui deviendrait, elle aussi, vieillissante, c’est-à-dire sans avenir. Cette connotation se trouve renforcée par l’association systématique de la notion de vieillissement a la baisse du montant des retraites et à l’allongement de la durée des cotisations, toutes choses marquées par la régression.

Nous retrouvons ainsi, sous une nouvelle forme, la pensée de Sauvy. Pour lui le vieillissement de la population au 19e siècle explique l’ensemble des revers de l’histoire économique, sociale et politique de la France. Le plus redoutable n’est pas l’impact sur les retraites mais sur les mentalités. Il souligne en particulier les conséquences négatives de toute recherche de confort, de sécurité, de temps libre, il condamne la qualité de la vie.

Les élites françaises, toutes formées à cette pensée, en restent profondément marquées.

Par exemple, dans un rapport du Conseil économique et social datant de 1978, toutes les conséquences du vieillissement sont présentées comme négatives : “ moins bonne adaptation aux conditions de travail qui changent rapidement ; stagnation relative du niveau de qualification moyen ; moindre diffusion de la formation ; moindre assimilation du progrès technique ; moins bonne santé et qualité physique de l’ensemble des actifs ; perte en force et en vitesse, en imagination et en énergie vitale[27] ”. Les mots utilisés sont les mêmes que ceux de Boverat qui parlait de “ manque d’enthousiasme et de tonus vital ” à propos des “ vieux ”.

Les travaux du Plan et du Conseil d’analyse économique, en 1999, ne vont pas jusque-là. Mais jamais ils ne se demandent s’il existe des conséquences positives à l’augmentation de la proportion des personnes âgées de plus de soixante-cinq ans. Pourtant il faudra bien le dire, une société dans laquelle la proportion des personnes âgées augmente doit en faire une opportunité et non une menace.

Alors qu’après 1871, les vieillards étaient ceux qui ne pouvaient plus porter les armes et qui ne participaient plus à la prospérité du pays, les adeptes des fonds de pension veulent reproduire cette idéologie en accusant les “ vieux ” d’être des poids morts dans le cadre de la mondialisation.

Peut-on “ rajeunir ” la population ?

Sauvy retient deux moyens pour rajeunir la population : des mesures législatives favorables à la natalité et “ l’apport de sujets étrangers jeunes ”. Il ajoute : “ Rajeunir, opération impossible pour un individu, est une entreprise qu’un peuple peut mener à bien, pourvu qu’il en comprenne la nécessité ”.

De 1851 à 1946, la population française, dans le cadre du territoire actuel, s’est accrue de quatre millions d’habitants, alors qu’entre 1946 et 1978 elle en gagne treize supplémentaires. Or ce renouveau démographique coïncida, à partir du début des années 50, avec une phase d’expansion économique d’une durée et d’une ampleur sans précédent. A la suite de Sauvy, nombreux sont ceux qui ont vu une relation de cause à effet entre la croissance démographique et la croissance économique.

Pendant des décennies, la thèse de Sauvy s’est imposée à tous. Pourtant les historiens de l’économie ont émis des doutes sur le caractère décisif d’une telle liaison. Par exemple Maurice Lévy-Leboyer démontre que “ le facteur démographique n’a pas joué le rôle décisif qu’on lui prête[28] ”, la qualité des individus (niveau de formation, mobilité, insertion…) est devenue plus importante que leur nombre.

Edmond Malinvaud, en 1984, fait l’aveu suivant : “ Nous manquons d’une théorie du développement économique. Même pour les pays industriels d’aujourd’hui, nous ne savons pas expliquer clairement ni les origines de leurs croissances respectives, ni les accélérations et ralentissements[29] ”.

Dans l’état actuel des connaissances, aucun argument n’apparaît réellement décisif. Il est vrai cependant que la densité de la population et sa croissance, dans les sociétés traditionnelles, a joué un rôle bénéfique incontestable dans les développements économiques et culturels. Les certitudes deviennent beaucoup moins assurées quand il s’agit des 19e et 20e siècles.

Car ce ne sont pas les pays qui ont connu la plus forte croissance démographique qui bénéficient désormais, comme ce fut vrai dans le passé, de la meilleure situation économique et du niveau de vie le plus élevé.

La crise des années 1880, provoquée par les débuts de la mondialisation, touche tous les pays d’Europe de l’Ouest, quelle que soit leur situation démographique. Mais la crise est plus grave en France. Pourquoi ? Certains considèrent que les raisons tiennent aux conséquences des défaites françaises des guerres de l’Empire et de 1870.

Autre exemple : la reprise économique, à partir de 1895 jusqu’à 1914, est paradoxalement la période où les Français réduisent le plus le nombre des enfants.

La dépression économique mondiale des années 30 n’a aucune cause démographique.

Alors que progression économique et démographique se conjuguaient en France dans l’après-guerre, il y a eu progrès économique en Italie et au Japon, mais baisse de la natalité dans ces pays. Pourquoi ?

Les surprises ne manquent pas en démographie en matière de prévision.

La Tchécoslovaquie, tout en restreignant le recours à l’avortement (qui était un moyen contraceptif), crée en 1970 une allocation pour la mère au foyer qui s’occupe de son deuxième enfant. Celle-ci atteint le quart du salaire moyen ouvrier et est perçue pendant deux ans. Le congé de naissance est porté à vingt-six semaines. L’indicateur conjoncturel passe de 2 en 1968 à 2,5 en 1974.

En Hongrie, le taux est le plus bas d’Europe avec 12,9 en 1962. Les autorités décident qu’après ces cinq mois de congés maternité légaux, la femme qui travaille pourra s’absenter jusqu’à ce que son enfant ait atteint trois ans, tout en percevant une allocation égale au salaire moyen hongrois. La natalité passe alors en 1975 à 18,4 p. 1000.

Finalement, les rapports entre la démographie et l’économie sont d’une extrême complexité et ne semblent pas marqués par des liens de causalité. Une amélioration économique ne provoquera pas nécessairement de croissance démographique. Inversement, une baisse démographique ne provoquera pas nécessairement de récession économique. Aucun automatisme ne semble exister.

Changer l’âge de la vieillesse

Le grand apport de Patrice Bourdelais est qu’il démontre que la notion de “ vieillissement ” démographique “ fige les réalités humaines et sociales de l’âge au moment où celles-ci sont en plein bouleversement ”. Il propose d’augmenter le seuil de la vieillesse de façon à ce qu’il atteigne soixante-trois ans en 2005 et soixante et onze ans et demi en 2040. Sa démonstration prouve, dans ces conditions, qu’il n’existe aucun phénomène de “ vieillissement ” de la population.

De mauvais indicateurs statistiques

Les indicateurs du vieillissement utilisés par les démographes et les économistes depuis un demi-siècle – et même depuis Colbert – ne sont en effet plus pertinents. Leur faiblesse principale est “ l’absence de prise en considération de l’évolution de la réalité physique et sociale des âges[30] ”. Un indicateur de remplacement est donc nécessaire.

La proportion des personnes âgées de soixante ans ou plus constitue l’indicateur le plus largement utilisé dans la mise en évidence du “ vieillissement ” d’une population, comme en témoignent les travaux du commissariat au Plan et du Conseil d’analyse économique.

Or l’état de santé des plus de soixante ans s’est amélioré de façon extraordinaire ces cinquante dernières années. Ainsi la proportion des Français ayant fêté leur soixantième anniversaire en 1750 ne s’élevait qu’à 17 %, dont 19 % pour les femmes. En 1985, ils étaient 80 % dans ce cas, dont 91% de femmes. Cette évolution est positive, enthousiasmante, et il est navrant de transformer cette formidable aventure humaine en malédiction.

Pourtant les économistes et démographes de l’avant et de l’après-guerre, comme Alfred Sauvy, Adolphe Landry, Huber, Bunle ou Fernand Boverat, affirment tous qu’une proportion plus élevée de personnes âgées induit une charge accrue pour la société : “ Le rendement individuel moyen en sera abaissé[31] ”. Les recettes fiscales de l’Etat baisseront, mais “ les frais généraux ne décroissent pas ”.

Rien ne semble avoir changé depuis cette période dans les raisonnements économiques dominants qui sont frappés de deux limites. La première est de considérer que le travailleur reste un travailleur de force et que, ses forces l’abandonnant avec la vieillesse, l’économie dans son ensemble verra ses performances se réduire. Les changements technologiques modifient totalement ce raisonnement. Nous ne sommes plus en 1950 où l’image du travailleur était celle du mineur. Certes une sous-estimation de la persistance de conditions de travail dignes du début du siècle existe encore en France. L’espérance de vie des ouvriers, malgré les changements technologiques, reste très inférieure à celle des autres catégories sociales. Mais la technologie offre des perspectives inédites – potentiellement – de supprimer dans une large mesure les effets de la vieillesse dans le domaine de la force physique nécessaire au travail.

La seconde limite de la pensée économique contemporaine est de réduire la fonction de création de richesses au seul domaine marchand et matériel. La plupart des économistes ne considère pas dignes d’intérêt les richesses produites en dehors de la sphère marchande, car elles ne leurs semblent pas mesurables et devoir être financées par les activités marchandes. Ils ne parviennent pas à imaginer que l’emploi, à la fin du 20e siècle, ne sera plus le même qu’au début du siècle. Ils craignent le développement de l’emploi, non seulement parce qu’ils considèrent que ce phénomène provoquerait de l’inflation, mais aussi parce qu’ils considèrent qu’aucune richesse ne peut être créée en dehors de la sphère marchande.

Dès lors, les économistes craignent qu’un accroissement de la population, comme celui de l’emploi, ne soit défavorable au niveau de vie. Ils utilisent dans leur raisonnement la loi des rendements décroissants. Ce raisonnement est démenti par plusieurs expériences historiques.

Alors que la croissance de sa population était modérée pendant la seconde moitié du 19e siècle, la France – en suivant le raisonnement des économistes – aurait dû connaître un progrès économique plus rapide que les autres pays qui avaient une croissance démographique plus élevée. La réalité est différente.

Entre 1810 et 1910, la population de l’Angleterre est passée de 1 à 3,2, celle de l’Allemagne de 1 à 2,55 et celle de la France de 1 à 1,4 seulement. Dans l’agriculture, le rendement par hectare aurait dû progresser en France plus qu’ailleurs puisque la démographie étant plus faible, les agriculteurs étaient conduits à occuper les meilleures terres. Ce ne fut pas le cas. En France, la production agricole est passée de 100 en 1850 à 138 en 1910. Si la production de blé s’accroît en France de 21 % entre 1880 et 1910, elle s’accroît de 63 % en Allemagne pendant la même période. Les proportions sont les mêmes dans tous les autres domaines comme celui des pommes de terre, par exemple, qui progresse de 25 % en France et de 75 % en Allemagne.

Au total, contrairement à ces théories économiques, la France n’a rien gagné à cette stagnation démographique.

La formation de la notion de “ vieillissement ” démographique, son utilisation par le milieu scientifique et les services administratifs, son succès dans le monde médiatique “ ne sont pas sans conséquences sur la perception de la vieillesse par de larges fractions de l’opinion. Cela n’entrave-t-il pas notre réflexion sur le rôle et la place des personnes âgées dans notre société ?[32] ”

En prolongeant dans les esprits et dans certaines pratiques sociales la confusion entre l’âge d’entrée dans le groupe statistique des “ vieux ”, sinon des “ vieillards ”, et l’âge de la retraite, l’indicateur actuel de vieillissement ne contribue-t-il pas à obscurcir la réflexion sur la gestion de l’un et la représentation des autres ?

Les travaux du commissariat au Plan concluent que le pourcentage des sexagénaires va passer de 18,1 % en 1985 à 29,9 % en 2040. Une telle présentation conduit immanquablement à la mise en évidence des difficultés qui découleront d’un effectif toujours croissant de personnes de plus de soixante ans. Implicitement il est donc admis qu’un sexagénaire de 2040 est comparable à celui des années 1980, qu’il s’agisse de sa capacité d’action, de sa place dans la production des richesses, de son rôle social ou de son état de santé. “ Les conséquences très négatives de telles utilisations des perspectives démographiques résident dans leur caractère non évolutif. L’avenir paraît sans espoir[33] ”.

L’autre âge de la vieillesse

Patrice Bourdelais ne propose pas de réexaminer l’éternel problème de l’âge censé indiquer le début de la vieillesse, activité vaine et illusoire. Il propose au contraire de déterminer un âge équivalent d’une période à la suivante, différent de l’âge civil.

Pour lui, la seule question intéressante est de “ déterminer quelle augmentation de l’âge d’entrée dans la vieillesse serait nécessaire pour que la population ne vieillisse pas vraiment, que la proportion au-delà de cet âge ne s’accroisse pas ou peu ”.

Ses calculs ont été effectués à partir de la projection de la population française, en retenant l’hypothèse de 1,8 enfant par femme et d’une mortalité basse.

Les âges de la vieillesse qui stabilisent la proportion de personnes âgées
1985 2005 2040
60 + 18,1 % 63 + 18,4 % 71,5 + 18,4 %
75 + 6,3 % 77 + 6,5 % 82 + 6,8 %

Entre les deux premières dates (1985-2005), il suffit que l’état de santé des sexagénaires s’améliore de trois années en vingt ans pour que la proportion demeure stable.

Le résultat est le suivant : on est “ vieux ” à soixante ans en 1985 ; à soixante-trois ans en 2005 et à soixante et onze ans et demi en 2040.

Ce type de raisonnement, pour Patrice Bourdelais, présente deux avantages. Il met d’abord en évidence la non-pertinence de la plupart des commentaires qui accompagnent la publication des projections de population, en proposant une démarche inverse, qui n’oublie pas les évolutions possibles hors du champ de la démographie. Il transforme un “ avenir-fatalité en un avenir-potentialité qui favorise le dynamisme plutôt que la résignation ”.

Les différents âges de la vieillesse

Évidemment ce nouvel âge de la vieillesse n’est qu’une moyenne. Il faut tenir compte des fortes disparités sociales qui caractérisent le niveau et l’évolution de la mortalité. Au début du 20e siècle, les services de la Statistique générale de la France ont tenté de mesurer la mortalité suivant la profession. Le niveau de mortalité des ouvriers était supérieur de 80 % à celui des patrons. Le niveau de mortalité des ouvriers de 50-54 ans était proche de celui des patrons de 60-64 ans.

Une étude a permis de suivre les inégalités sociales devant la mort et leur évolution entre 1955-1959 et 1975-1980[34]. L’indice de mortalité passe de 12,6 à 9,3 pour les instituteurs, cadres supérieurs et professions libérales, et de 23,9 à 20,9 pour les ouvriers. Au total, 25 % des manœuvres meurent entre trente-cinq et soixante ans, et moins de 10 % dans les autres catégories. A partir d’une série d’indicateurs destinés à mesurer l’âge biologique, on a pu observer qu’un ouvrier de cinquante-trois ans avait 4,5 ans d’âge biologique supplémentaire qu’un cadre supérieur de même âge civil. Les survivants de la classe ouvrière, moins nombreux que ceux des autres catégories sociales, sont aussi, à chaque âge, en moins bonne santé que les survivants des autres catégories.

Compte tenu de ces réalités, les propositions d’allongement de la durée des cotisations retraites à quarante-deux ans et demi faites par le commissariat au Plan sont abjectes. Elles renverraient les ouvriers à la fin du 19e siècle, période où peu d’entre eux pouvaient jouir d’une véritable retraite, et pour une durée suffisamment longue. Une telle politique des retraites est marquée par les origines de ses inspirateurs et promoteurs : la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle de gauche, qui se trouve en “ affinité avec les pratiques sociales des couches moyennes salariées[35] ”. Ces catégories sociales, exerçant généralement une activité professionnelle intéressante, savent qu’elles pourront continuer d’être encore longtemps actives une fois à la retraite. Ayant eu la possibilité d’exercer des responsabilités et de prendre des initiatives durant leur carrière professionnelle, la retraite s’inscrira dans un continuum d’activités multiples.

Il en va tout autrement pour les catégories populaires qui ne croient pas à la possibilité de prolonger une existence normale au cours de la vieillesse. Les ouvriers ne disposent pas des ressources financières, physiques et culturelles leur permettant, dans la majorité des cas, de restructurer leur temps libre.

Différencier les âges de la retraite

La possibilité offerte en 1998 aux salariés victimes de l’amiante de prendre une préretraite équivaut à une différenciation de l’âge de la retraite. Cette décision est d’une importance considérable si elle fait jurisprudence en s’élargissant à d’autres phénomènes. L’Etat, pour faire ce choix, s’est appuyé sur des critères objectifs, notamment l’espérance de vie fortement réduite des personnes atteintes de maladies professionnelles liées à l’amiante. Il faut en effet combattre les inégalités d’espérance de vie, la plus tragique des inégalités.

L’âge de cette préretraite a été fixé selon deux modalités.

Tout d’abord, les victimes de maladies professionnelles liées à l’amiante (asbestose, tumeurs pleurales primitives, mésothéliomes, cancers broncho-pulmonaires) pourront cesser leur activité, quelle qu’elle soit, dès l’âge de cinquante ans.

Ensuite, pour les salariés ou anciens salariés des établissements de transformation de l’amiante (fibro-ciment, tissage, matériaux de friction), l’âge de la retraite sera calculé en déduisant de l’âge légal (soixante ans), un tiers des années d’activité passées dans les établissements concernés, sans pouvoir être inférieur à cinquante ans. En effet la probabilité de contracter une maladie liée à l’amiante est, pour partie, proportionnelle à la durée d’exposition.

Les préretraités recevront une allocation identique à celle versée dans le cadre du FNE (65 % de leur dernier salaire brut jusqu’au plafond de la Sécurité sociale, 50 % au-delà).

La Fédération nationale des accidentés de travail (FNATH) et l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (ANDEVA) revendiquent le droit à la cessation anticipée d’activité pour d’autres catégories de travailleurs usés par le travail. Existe-t-il de plus noble combat ?

Les fonds de pension : aucun avantage démographique

Les enjeux qui viennent d’être présentés et les réflexions qu’ils suscitent rendent triviale l’affirmation des partisans des fonds de pension qui considèrent que la situation démographique remettrait en cause le principe même des systèmes de retraite organisés en répartition.

Ainsi “ les fonds de pension s’imposent en France[36] ”, estime un journal assez représentatif de l’état d’esprit de la presse financière. Car “ démographie et chômage obligent, il faudra bien trouver un relais au système actuel de retraite par répartition ”. Le même journal ajoute : “ L’installation d’un système de retraite par capitalisation paraît on ne peut plus opportune[37] ”. Pour Yann Delabrière, directeur financier de PSA Peugeot-Citroën, “ il faut mettre en place des systèmes de capitalisation[38] ”. Pour François Henrot, le responsable du Centre d’information sur l’épargne et le crédit, “ les régimes de répartition sont confrontés à des évolutions démographiques lourdes et inexorables […]. Il est donc indispensable et urgent de constituer, par capitalisation, les fonds qui permettront de compléter les retraites des régimes de répartition[39] ”. Pour Francis Bazile, représentant du Medef[40] à la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), “ le système par répartition a donné tout ce qu’il pouvait et se trouve menacé par l’évolution démographique. L’espérance de vie, qui progresse de trois mois par an, et le non-renouvellement des générations modifient l’équilibre de ce système qui consiste à faire payer les retraites par les actifs[41] ”. Mais par qui devront être payées les retraites, si ce n’est par les actifs, quel que soit le système ?

L’étonnant, en lisant ces déclarations, est qu’elles ne donnent aucune explication. Elles ne disent pas en quoi la capitalisation apporterait une solution à ces questions démographiques. Par quels mécanismes, à quel prix, dans quels délais ? Nul ne le sait. Car l’introduction de fonds de pension calqués sur le modèle anglo-saxon est devenue une obsession de nature idéologique, dont les fondements techniques et objectifs sont inconsistants.

Les partisans des fonds de pension ont une conception magique de l’économie qui consiste à croire que le rendement des marchés financiers vient de nulle part, qu’il est assuré à tout jamais, et qu’il n’est plus nécessaire de produire de richesses matérielles.

En réalité les pensions qui seront versées en 2040 dépendront des conditions économiques de 2040, quelle que soit la technique financière utilisée. Comme tout inactif, le retraité vit d’un prélèvement monétaire opéré sur la richesse produite par les actifs du moment : ceux de 2040. Un particulier aura peut-être “ l’illusion de mettre son pouvoir d’achat “ en boîte ” avec son épargne, et donc d’autofinancer sa retraite. Pourtant, sauf à garder les billets dans sa lessiveuse, ce mécanisme suppose que le jour venu ce particulier trouve, directement ou indirectement, des actifs producteurs de revenus primaires prêts à lui racheter ses biens. Ces opérations se font aux conditions de marché[42] ”.

Pour Patrick Artus, directeur des études économiques à la Caisse des dépôts, “ l’argument selon lequel nous serions obligés de changer de système de retraite et de faire de la capitalisation parce que nous avons un problème démographique paraît totalement non fondé. La capitalisation n’est pas une solution au problème démographique. Cela ne change rien au fait que, si le nombre de retraités augmente, les revenus des actifs devront être ponctionnés davantage pour payer les retraites[43] ”.

Les problèmes “ démographiques ” des pays “ à fonds de pension ”

La meilleure preuve de l’incapacité des fonds de pension à résoudre le problème du “ vieillissement ” démographique est apportée par les pays qui les utilisent largement. La Grande-Bretagne, par exemple, se trouve ainsi confrontée aux mêmes évolutions démographiques, et recherche un régime visant à compenser la faillite du système actuel de capitalisation. Le gouvernement de Tony Blair a annoncé, à propos des fonds de pension, “ qu’un tel système génère trop d’inégalités et est insuffisant pour régler définitivement le problème de la baisse régulière du taux d’actifs dans la population[44] ”.

Finalement, “ l’argument ” démographique est spécieux. Quel que soit le système – capitalisation ou répartition – les retraites auront le même poids dans le produit intérieur brut (PIB). Mais le choix de la capitalisation serait un saut dans le vide, car rien ne garantit l’avenir des marchés financiers. Les évolutions démographiques n’imposent qu’une chose : que la part du PIB versée aux retraités s’accroisse.

Les prévisions démographiques ne sont que des prévisions. Elles ont le défaut de s’appuyer sur l’hypothèse “ d’un monde immobile, ou du moins qui reproduit à l’identique les structures existantes[45] ”. Le PIB augmente de façon constante, tout comme la productivité : la richesse totale divisée par le nombre d’individus progresse également. Sur la base d’une croissance économique modeste, la somme des biens et services produits en 2030, par exemple, aura augmentée de 50 % pour une population certes plus vieille, mais qui n’aura pas augmenté considérablement (soixante millions contre cinquante-huit millions en 1998). Il faudra mettre en place un nouveau mode de répartition des richesses, sauf à réserver aux seuls actifs le bénéfice de cette croissance.

  1. Patrice Bourdelais, L’Âge de la vieillesse, Odile Jacob, 1993.
  2. Voir l’analyse de ce rapport dans le chapitre 1.
  3. Retraites et épargne, op. cit.
  4. Retraites et épargne, op. cit.
  5. Retraites et épargne, op. cit.
  6. Stéphane Hamayon, L’équilibre des régimes de retraites complémentaires, Chroniques de la SEIDES, 15 novembre 1991.
  7. Les Échos, 6 juillet 1998.
  8. Patrice Bourdelais, Ibid.
  9. César-Pierre Richelet, Dictionnaire de Pierre Richelet, Genève, éd. P. Richelet, 1679, in P. Bourdelais, op. cit.
  10. P. Bourdelais, op. cit.
  11. P. Bourdelais, op. cit.
  12. William Chafe, The American Woman: Her Changing Social, Economic, and Political Roles, 1920-1970, New York, Oxford University Press, 1974.
  13. US Bureau of the Census, Current Population Reports.
  14. R.L. Trivers, Social Evolution, Menlo Park, Benjamin/Cummings, 1985.
  15. Mary Batten, Sexual Strategies: How Females Choose Their Mates, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1992.
  16. Ibid., Personal communication to Batten.
  17. Ibid, Personal communication to Batten.
  18. Donald J. Hernandez, U.S. Bureau of the Census, cité dans Sam Robert’s, Who We Are, New York, Random House, 1994.
  19. The University of Michigan Panel Study of Income Dynamics, cited by Stephanie Coontz in The Way We Never Were: American Families and the Nostalgia Trap, New York, Harper Collins, 1992.
  20. Mark Testa, Nan Marie Astone, Marilyn Krogh, and Kathryn Neckerman, “Employment and Marriage Among Inner-City Fathers” Annals, AAPSS 501, January 1989; Neil Bennett, David Bloom, and Patricia Craig, “Divergence of Black and White Marriage Patterns, “American Journal of Sociology, 1989.
  21. Andrew Hacker, Two Nations: Black and White, Separate, Hostile, Unequal, New York, Ballantine Books, 1992.
  22. Épargne et retraites, op. cit.
  23. P. Bourdelais, op. cit.
  24. Yves Charbit, Du malthusianisme au populationnisme, les économistes français et la population, 1840-1870, INED-PUF, 1981, in P. Bourdelais, op. cit.
  25. P. Bourdelais, op. cit.
  26. Les « populationnistes » sont favorables à l’accroissement de la population.
  27. Conseil économique et social, “ La situation démographique de la France et ses implications économiques et sociales : bilan et perspectives ”, Journal officiel, Avis et rapports du Conseil économique et social, 10 août 1978.
  28. Maurice Lévy-Leboyer, “ La décélération de l’économie française dans la seconde moitié du XIXe siècle ”, Revue d’histoire économique et sociale, n° 4, 1971, in P. Bourdelais, op. cit.
  29. Edmond Malinvaud, “ La science économique aujourd’hui ”, Revue économique et sociale, 1984, in P. Bourdelais, op. cit.
  30. P. Bourdelais, op. cit.
  31. Adolphe Landry, Traité de démographie, Paris, 1945, Payot, in P. Bourdelais, op. cit.
  32. P. Bourdelais, op. cit.
  33. P. Bourdelais, op. cit.
  34. Guy Desplanques, “ L’inégalité sociale devant la mort ”, Économie et statistique, n° 162, 1984, in P. Bourdelais.
  35. Anne-Marie Guillemard, La Vieillesse et l’Etat, Paris, 1980, in P. Bourdelais, op. cit.
  36. La Vie française, 31 octobre au 6 novembre 1998.
  37. La Vie française, 1er au 7 janvier 1994.
  38. Option Finance, 18 décembre 1995.

  39. Centre d’information sur l’épargne et le crédit, Bulletin mensuel, décembre 1993-janvier 1994.
  40. Le Medef (Mouvement des entrepreneurs de France) a succédé, en 1998, au CNPF (Conseil national du patronat français).
  41. Le Monde économie, 20 octobre 1998.
  42. La Lettre de l’Observatoire des retraites, n° 5, novembre 1994.
  43. Option Finance, 18 décembre 1995.
  44. L’AGEFI, 22 septembre 1998.
  45. Jean-François Tassin, président de l’Irest, Le Figaro, 30 octobre 1998.

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