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En marche vers la fin de l’unité républicaine ?

En marche vers la fin de l’unité républicaine ?
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Publié le 15 octobre 2023 par Benjamin Morel, professeur de droit public, sur LVSL (Le Vent Se Lève).

Ce sont souvent les réformes qui font le moins de bruit qui transforment le plus la société. Votée en 2022, la loi 3DS, technique et obscure, pourrait bien avoir un impact plus significatif sur notre régime social que la réforme des retraites. Loin de ne toucher que la Corse, les propositions faites par Emmanuel Macron, concernant l’inscription du droit à la différenciation territoriale dans la Constitution, semblent conduire notre pays sur la pente de la dislocation, voire vers la reconnaissance d’un système communautarien. Alors que le monde politique a ignoré ces réformes, qu’elles ne font l’objet d’aucun appel à la mobilisation et qu’elles sont menées dans l’indifférence générale, voire avec une large approbation, elles sont néanmoins en passe de rompre tout ce qui fait notre monde commun. Sans prise de conscience immédiate, notre pays sera demain dénué du cadre légal pour mener des politiques publiques ambitieuses et contraint de voir ses services publics privatisés, ainsi que sa protection sociale désunifiée. Par Benjamin Morel, professeur de droit public.

Le piège des compétences décentralisées

Passée en partie inaperçues en septembre dernier, les 40 propositions de Valérie Pécresse et de la région Île-de-France méritent une attention particulière. Il s’agit pour la collectivité de dresser la liste des compétences qu’elle voudrait voir décentraliser en vertu de l’article L.4221-1 du code général des collectivités territoriales, modifié par la loi n° 2022-217 du 21 février 2022, dite « loi 3DS ». L’État a un an pour répondre à celle qui aurait pu elle-aussi devenir présidente de la République.

La région propose ainsi la régionalisation du SMIC. Le coût de la vie en Île-de-France étant plus élevé qu’ailleurs, on serait tenté d’applaudir cette proposition. Toutefois, il faut bien comprendre toute la perversité de ce qui apparaît au départ comme une bonne intention. En effet, élever le SMIC dans un territoire pour des raisons de coût de la vie, c’est légitimer qu’on l’abaisse dans d’autres. Même si à terme cela ne devait pas arriver en valeur absolue, on peut s’attendre à ce que le « coup de pouce » au SMIC ne soit plus que régional, jusqu’à ce que les régions les plus pauvres voient leurs salaires minimums s’effondrer par rapport à l’inflation, et soient peu à peu paupérisées. La politisation du niveau du SMIC deviendrait impossible, dispensant le gouvernement de toute pression pour agir dessus. Si cela se justifie pour le SMIC, cela se justifie aussi, nécessairement, pour les traitements des fonctionnaires et les pensions. In fine, c’est l’ensemble des bas revenus des territoires les plus pauvres qui subiront de plein fouet et avec violence les conséquences de la différenciation territoriale. La péréquation économique se faisant en France pour une grande part grâce aux pensions et aux traitements, si fonctionnaires, retraités et bas salaires consomment moins faute de revenus, c’est le tissu commercial et économique de régions entières qui pourrait bien s’effondrer.

« À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. »

Autre exemple, la région souhaite pouvoir créer des écoles privées sous contrat disposant d’une totale liberté pédagogique. Ces dernières seraient évidemment sélectionnées par la clairvoyance de la Région, mais financées par les rouages obscurs de l’État. Il s’agit en fait d’importer le modèle, qui a pourtant totalement échoué, en Grande-Bretagne, en créant des écoles fondées sur une approche strictement managériale et économique de l’éducation. À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. On peut rompre avec l’héritage de Jules Ferry par une grande loi supprimant l’École publique, ou par le bas, en laissant aux régions le soin de la concurrencer aux frais de l’État en s’appuyant sur des établissements-entreprises, équivalents d’une business school. C’est ce que propose Valérie Pécresse. Que l’on se rassure, si elle ne va pas encore si loin pour l’hôpital public et la politique de l’emploi, ces autres grands services publics ne sont pas oubliés dans ses 40 propositions…

Pour faire de telles demandes, Valérie Pécresse s’appuie sur une loi que certes les communistes et les insoumis ont rejetée, mais pour laquelle les socialistes ont voté. Peut-on leur en vouloir ? Sans doute. Ont-ils voulu cela ? Clairement pas. Seulement, la différenciation présentée comme une mesure sympathique et inoffensive permettant aux « collectivités de demander des compétences afin de les exercer au plus près du terrain » est un slogan qui, accompagné d’une technicité législative folle et d’un désintérêt politique pour le droit des collectivités, a mené à ne pas voir qu’à travers le concept de différenciation on pouvait détruire les services publics et saper les fondements de la protection sociale. Autre mesure très consensuelle, technique et peu mobilisatrice, Emmanuel Macron propose d’inscrire ce droit dans la Constitution. La gauche est à présent prévenue de ce que cela implique. Ceux qui la voteront au nom des mêmes slogans inoffensif n’auront plus l’excuse de la naïveté.

Déroger à la loi commune ?

Emmanuel Macron propose également, toujours au nom du droit à la différenciation, de permettre aux collectivités de « déroger » à la loi. Lorsque Laurent Wauquiez a annoncé ne pas vouloir appliquer le zéro artificialisation nette, l’ensemble de la gauche a crié au scandale. On peut contester ce choix, mais en soi, il est conforme au droit. On a permis aux collectivités de ne pas appliquer la loi en question. On peut juger cela absurde, mais on ne peut pas en appeler au droit à la différenciation, en permettant aux élus de déroger, et s’étonner et s’indigner qu’ils le fassent. Certains, comme Europe Écologie Les Verts, qui se sont fendus d’un communiqué salé à l’encontre du président d’Auvergne-Rhône-Alpes au nom de l’unité de la loi, tout en appelant de leurs vœux cette différenciation, devraient en tirer des leçons.

Ce qu’Emmanuel Macron propose va encore plus loin puisqu’il s’agit d’accorder un droit à l’adaptation pour toutes les collectivités. Là aussi, l’idée plaît ! Les lois sont bavardes et grèvent la marge de manœuvre politique des collectivités. C’est vrai et cela conduit à remettre en cause leur libre administration. Nous pourrions cesser de légiférer n’importe comment et utiliser les nombreux instruments constitutionnels présents aux articles 41 ou 37-2 de la Constitution pour faire le ménage et desserrer le corset qui les entoure. À la place, le chef de l’État, sous les applaudissements presque généraux, propose plutôt de déroger. Il va falloir que les partisans de la différenciation expliquent comment mener des politiques cohérentes de transition écologique si chacun peut faire à sa guise. Ajoutons à cela que Valérie Pécresse, dans ses 40 propositions, veut définir elle-même les règles de performance énergétique des logements. Autant renoncer à lutter contre le réchauffement climatique en espérant que sa collectivité saura « déroger » à ses effets…

« Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? »

Par ailleurs, il convient de s’arrêter sur cette idée de dérogation. Ce n’est pas là une affaire de jacobins ou de girondins, ni même de fédéralistes ou d’anti-fédéralistes. Dans aucun État à peu près constitué, aussi décentralisé soit-il, on n’a fait de la dérogation le principe de l’application de la loi. C’est le fondement même de l’État de droit et de l’ordre juridique qui est attaqué ici… Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ?

Supposez qu’en raison de ma préscience des accidents, qui fait de moi un être surconscient, je m’autorise à déroger à la règle m’interdisant de m’arrêter au feu rouge. Poussé à l’absurde, c’est le même principe. Emmanuel Macron constitutionnalise la boutade de Churchill selon laquelle « en France tout est autorisé, même ce qui est interdit », et le reste de la classe politique ne semble pas y voir un problème, voire applaudit.

Le cheval de Troie du communautarisme

Ce que le président a annoncé en Corse est également très grave et hypothèque l’avenir du pays. D’abord, ce dernier propose de consacrer la Corse comme « communauté culturelle ».

En faisant cela, il veut éviter de parler de « Peuple corse », ce qui introduirait une rupture dans la souveraineté et ouvrirait un droit à la sécession. Dans notre Constitution, le Peuple n’est pas défini culturellement ; le Peuple est identifié comme souverain. On pourrait donc penser qu’il propose une voie plus acceptable, mais, sans doute par inconséquence, il ouvre un chemin extrêmement mortifère. En effet, la République ne reconnaît aucune communauté. Elle ne reconnaît que des citoyens, indépendamment de leur culture, leur religion ou leur ethnie. Reconnaître une communauté dans la Constitution, c’est se confronter à un choix cornélien. Soit cela implique de les reconnaître toutes. Si l’on reconnaît une communauté culturelle corse, il faut aussi considérer l’existence d’une communauté culturelle bretonne, basque… mais aussi musulmane, afrodescendante ou asiatique. Si on s’y refuse, considérant que certaines de ces communautés n’ont pas à être reconnues car d’une moindre dignité, alors on les hiérarchise. Peu importe comment on le présente, quelles justifications on donne, quelle précaution on y met… cela s’appelle du racisme. Si la rédaction proposée par Emmanuel Macron entre dans la Constitution, nous n’aurons d’autre choix que de mettre en place une République communautariste ou un État raciste. Il n’y aura pas de troisième voie.

« La République ne reconnaît aucune communauté. »

Ensuite, le Président propose de reconnaître une autonomie à la Corse. Disons-le d’emblée : cela ne veut rien dire juridiquement. Être autonome, c’est se donner sa propre norme, comme le fait une commune lorsqu’elle prend un arrêté municipal. Toutefois, derrière l’idée d’autonomie se cache l’idée d’un statut particulier qui n’aurait de fondement que l’identité.

Évidemment, accorder un statut à la Corse en reconnaissance de son identité, c’est montrer du mépris pour celle d’autres régions qui ne pourraient acquérir ce même statut. La Bretagne ne s’y est pas trompée et a le jour même soumis un rapport sur l’autonomie à Élisabeth Borne, son président demandant « la même chose » que la Corse. Ce phénomène de surenchère que nous analysions il y a quelques mois dans La France en miettes et dans les colonnes de LVSL semble se confirmer. D’autres ont emboîté le pas de la Bretagne, jugeant aussi qu’une identité reconnue exigeant un statut soi-disant taillé pour une « Île-Montagne »… Si elles devaient l’obtenir, gageons que la Corse, se sentant normalisée, demanderait un statut de plus grande autonomie, puis à terme l’indépendance, au regard de ses caractéristiques propres. Nous avons déjà analysé ce phénomène de surenchère et nous permettrons aussi d’être court. Cela a eu lieu sans guère d’exception partout où en Europe où l’on a fait le choix de lier statut et identité. Sans revenir dessus en détail, rappelons qu’une fois cette dynamique lancée, personne n’a trouvé la clé pour en sortir. La vie politique espagnole ou belge est même structurellement bloquée par ce problème. La première victime de ce phénomène est d’ailleurs la solidarité nationale. On ne veut pas payer pour ceux qui n’apparaissent pas comme appartenant à la même nation… l’ERC catalane, parti de gauche indépendantiste, appelle ainsi à garder les impôts catalans en Catalogne et à ne pas financer les pauvres Andalous…

Que ceux qui prônent aujourd’hui le régionalisme assument cette rupture de solidarité, car elle s’impose à terme nécessairement, quelles que soient les bonnes intentions professées.

Par des mesures techniques ou qui semblent ne toucher qu’une île, que les élites parisiennes ont pris l’habitude de négliger, c’est bel et bien l’ensemble de ce qui constitue notre pays, notre modèle social, notre modèle de service public et notre avenir commun qui est menacé.

Soit, nous continuons à nous aveugler en nous gargarisant d’une apologie niaise des irréductibles différences entre les « territoires », soit nous commençons à travailler sur les conséquences de ce qui est proposé. Quoique non. Ceux qui voulaient détruire la République, la Nation, les services publics, le système social ont déjà, eux, travaillé, et nous en mettent les conséquences devant les yeux. Il convient simplement de s’opposer fermement, ou bien d’accepter de faire partie des fossoyeurs de tout ce que nous disons défendre.


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