Par Jacques Nikonoff, 8 septembre 2020
La grande révolution à accomplir au vingt-et-unième siècle sera la réalisation des droits humains naturels et universels. Ces quelques dernières années, des historiens et philosophes[1] ont remis sur le devant de la scène la notion de « droits humains naturels et universels ». En effet, « de 1789 à 1795, la Révolution en France fut le théâtre d’une lutte acharnée, sur le terrain du droit, pour définir les principes constituants du droit naturel. À partir de Thermidor, la référence à la philosophie du droit naturel disparaît[2] ».
Quel est l’intérêt de ce bref rappel historique ? Il tient au fait que nous nous sommes habitués à parler des « droits de l’homme » à la place des « droits humains naturels et universels ». Ou plutôt, nous avons été formatés pour utiliser cette expression, alors que les sources historiques parlaient précisément de « droits naturels ». Le « droit-de-l’hommisme[3] » allait alors remplacer les droits humains naturels et universels.
S’agit-il d’une simple querelle entre intellectuels ? Pas du tout. L’enjeu est la revitalisation de la philosophie politique des droits humains naturels et universels, issue des Lumières. Ce sont les bases matérielles et démocratiques de l’exercice de la souveraineté populaire. On comprend pourquoi la classe dominante n’en veut surtout pas. Ils sont définis dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, repris dans le Préambule de la Constitution de 1946[4], qui figurent d’ailleurs dans le bloc de constitutionnalité de la Constitution actuelle :
« Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ».
« Article premier. – Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».
« Article 2. – Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression… ».
Cette formulation suscite évidemment de multiples questions : que sont les droits humains ? Qui peut les définir et qui peut les garantir ? Comment un droit peut-il être naturel et/ou universel ? Quelles sont, ou quelles devraient être les conséquences politiques, juridiques, pratiques, ou autres, d’une Déclaration des droits humains naturels et universels ? Ces droits ne sont-ils que déclamatoires ou doivent-ils devenir réalité ? Peuvent-ils, d’ailleurs, devenir réalité ?
Les classes dominantes (les possédants) répondent NON, comme les plus hautes institutions de l’État : le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation. Pour ces instances, il ne saurait y avoir de droits humains naturels entraînant une obligation de résultat pour l’État. Dès lors, ce qui est contenu dans la Constitution française n’est que purement indicatif, un objectif à atteindre, sans plus. Et encore.
C’est avec cette conception, qui a gangrené la plupart des formations politiques, syndicales, associatives, qu’il faut rompre. La mondialisation néolibérale est passée par là et a inoculé dans les cerveaux un virus particulièrement dangereux : celui de la croyance en un nouveau souverain, le marché. Ce dernier, à l’égal d’une religion, ne peut faire l’objet de la délibération publique. Il est un tabou. Ses grands prêtres occupent les postes clés des grandes entreprises, de l’administration, des médias, des grands partis politiques…
La reconquête démocratique, qui s’est amorcée avec l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, vise à contrecarrer plusieurs décennies de politiques néolibérales et à replacer le peuple souverain au sommet de la hiérarchie politique et juridique du pays. Pour reconquérir ses droits.
La réalisation des droits humains naturels et universels peut devenir la boussole de l’action des citoyens, au moyen notamment d’une Dynamique populaire constituante
Nul ne peut nier que l’action collective des citoyens, ces dernières décennies, a été placée sur la défensive. Elle ne cherche généralement plus à gagner, mais à perdre le moins possible. La responsabilité principale de ce désastre revient à la gauche. Le « côté gauche » a longtemps incarné la continuation des meilleures traditions de la Révolution française, principalement la notion de droits humains naturels et universels. Le « côté droit », quant à lui, a toujours combattu cette notion, sauf en matière de propriété de biens matériels. Pourtant la propriété n’a rien d’un droit naturel, elle n’est pas liée à la personne et elle est aliénable, contrairement à la liberté.
Or aujourd’hui, les économistes néolibéraux descendants des physiocrates du XVIIIe siècle ont gagné (provisoirement) la partie. Le droit naturel des inégalités ou « la justice par essence » du marché l’emporte sur les idéaux républicains du droit naturel des Lumières. Le culte du capital, sous-jacent aux lois du marché, l’emporte sur l’homme citoyen, comme l’écrivait déjà Mably au théoricien économiste Lemercier de la Rivière en 1768 :
« Il faut bien être sûr de son éloquence et de son adresse à manier des sophismes, pour oser se flatter qu’on persuadera à un manœuvrier qui n’a que son industrie pour vivre laborieusement dans la sueur et dans la peine, qu’il est dans le meilleur état possible : que c’est bien fait qu’il y ait de grands propriétaires qui ont tout envahi, et qui vivent délicieusement dans l’abondance et les plaisirs. […] En un mot, Monsieur, comment vous y prendrez-vous pour faire croire aux hommes qui n’ont rien, c’est-à-dire, au plus grand nombre des Citoyens, qu’ils sont évidemment dans l’ordre où ils peuvent trouver la plus grande somme possible de jouissances et de bonheur ? »
La défaite du 9 thermidor (27 juillet), en 1794, a marqué la défaite du « côté gauche ». C’est seulement entre 1944 et 1947, puis en 1968, et encore entre la seconde moitié de 1981 et la première moitié de 1982, que les droits humains naturels sont réapparus. Depuis, plus rien. Côté gauche et côté droit communient désormais dans le marché, la mondialisation néolibérale et sa déclinaison locale avec le système de l’Union européenne dont la vocation est d’éliminer le caractère politique de nos sociétés. Ils sont tous membres du PUE (parti unique européiste). La droite a absorbé idéologiquement la gauche, déboussolant les électeurs de cette dernière.
Mais, au-delà des partis politiques, les peuples se réveillent, même si leurs orientations sont parfois hésitantes et contradictoires. Pour qu’ils redeviennent une force politique dynamique – les Sans-Culottes d’aujourd’hui – capables d’exercer leur souveraineté, une boussole est à leur disposition. Ce sont les droits humains naturels et universels. À eux de s’en emparer.
Dès lors, une Dynamique populaire constituante pourra s’enclencher et réaliser enfin les droits humains naturels et universels. Trois conditions semblent nécessaires pour y parvenir.
Première condition : créer partout des comités locaux constituants
Il suffit d’être deux pour démarrer dans sa rue, son quartier, son village… Le but serait de rassembler les citoyens qui veulent changer de système politique et restaurer la souveraineté du peuple. Ils débattraient de la nouvelle France qu’ils veulent, de la nouvelle Constitution à élaborer, de la manière de réaliser concrètement les droits humains naturels et universels dans tous les domaines (emploi, environnement, soins de santé, alimentation, logement…). Peu à peu, ces comités locaux pourraient se fédérer à l’échelle départementale en assemblée départementale constituante. De la même manière, au fil du temps, ces assemblées départementales pourraient se fédérer à l’échelle nationale en Assemblée nationale constituante. Celle-ci ferait la synthèse des réflexions et élaborerait un projet de nouvelle Constitution destiné à être débattu nationalement, amendé, puis ratifié par référendum.
Deuxième condition : organiser le boycott de l’élection présidentielle (ou une campagne de vote blanc ou nul)
Le système de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct est le principal blocage de la vie politique française. Il infantilise les citoyens qui n’ont pas besoin d’un « père de la Nation », encore moins d’un guide suprême, d’un gourou ou d’un illuminé quelconque. L’évolution de ce scrutin aboutit à une mascarade : tous les candidats veulent être opposés au représentant de la famille Le Pen, car ils ont la certitude de gagner. Les grands partis politiques de gauche et de droite font alors tout pour favoriser la présence d’un Le Pen au second tour. Ensuite, seuls les candidats disposant dès le premier tour de solides blocs électoraux pourront se qualifier pour le second. Monsieur Macron et Madame Le Pen sont dans cette situation. Les autres grands partis cherchent fébrilement l’homme ou la femme miracle qui pourrait susciter un enthousiasme artificiel à défaut d’un programme crédible. Le débat sur les personnes remplace ainsi le débat sur les idées. Les émotions submergent la raison. Pour qu’un bloc de gauche, de droite ou écologiste devienne compétitif, il faudrait un renouvellement complet des analyses et des programmes de ces familles politiques. Cette ambition leur est hors de portée, tant elle nécessiterait de remises en cause que ces courants d’idées sont loin d’être disposés à engager
Monsieur Macron a donc déjà gagné la présidentielle de 2022. Madame Le Pen ne gagnera jamais, d’abord parce qu’elle ne le veut pas, et ensuite parce qu’elle divise les Français et n’a pas de réserves de voix pour le second tour. C’est pourquoi l’on ne peut choisir entre la peste et le choléra et que le boycott s’impose, ou à la rigueur le vote blanc ou nul. Le discrédit du Président de la République élu qui s’ensuivra, son absence de légitimité, ouvrirait une voie à l’Assemblée nationale constituante qui, sans être légale pour le moment, serait devenu légitime si des millions de citoyens se sont engagés dans les comités locaux constituants.
Troisième condition : faire élire une majorité de députés « constituants »
L’un des buts des comités locaux constituants sera de désigner des candidats aux élections législatives de 2022. Ils seront les candidats « constituants ». Leur programme serait simple : voter des lois réalisant les droits humains naturels et universels, sortir de l’euro et de l’Union européenne pour y parvenir (ou suspendre dans un premier temps les articles les plus nocifs des traités européens afin d’aller vite), proposer la mise en place d’une assemblée constituante. Comme les alternances l’ont montré, le pouvoir, dans ces circonstances, revient au Premier ministre, et donc à l’Assemblée nationale, et non au Président de la République. Ce schéma politique est crédible. Pour se matérialiser, les abstentionnistes devront en devenir la force propulsive. Ils passeraient alors de l’abstention comme acte politique individuel de rejet du système à un acte collectif d’abstention à la présidentielle, pour ensuite aller voter en masse aux élections législatives pour les candidats « constituants ».
Les Gilets jaunes, avec d’autres forces sociales, pourraient alors enclencher une Dynamique populaire constituante…
[1] Yannick Bosc, Le Peuple souverain et sa représentation. Politique de Robespierre, Éditions critiques, 2019 ; Marcel Gauchet, Robespierre. L’homme qui nous divise le plus, Gallimard, 2018 ; Florence Gauthier, Triomphe et mort de la révolution des droits de l’homme et du citoyen, Syllepse, 2014 ; Christine Le Bozec, Danton et Robespierre. Les deux visages de la Révolution, Ils ont fait la France, 2012 ; Jacques de Saint-Victor et Thomas Branthôme, Histoire de la République en France. Des origines à la Ve République, éditions Economica, 2018 ; Sophie Wahnich, L’intelligence politique de la Révolution française, Paris, Textuel, 2013.
[2] Florence Gauthier.
[3] Attitude qui ne voit dans les droits de l’homme que la liberté individuelle, mais jamais les droits à la vie, disons physiologiques, intellectuels, spirituels, de citoyenneté et de souveraineté.
[4] Issu du programme du Conseil national de la Résistance de mars 1944.