Aller au contenu
Accueil » A la une » Macron, bon élève de Bruxelles, n’est qu’un excellent catéchète de la doctrine économiste

Macron, bon élève de Bruxelles, n’est qu’un excellent catéchète de la doctrine économiste

Tribune marianne
Partagez cette publication

Tribune publiée par Edern de Barros* dans Marianne le 10 avril 2023

Le président de la République s’inscrit dans le courant qu’avaient tracé à leur époque les économistes physiocrates avec le « despotisme légal », argumente Edern de Barros, universitaire qui travaille sur le libéralisme autoritaire à la française.

Emmanuel Macron se risque-t-il à un destin à la Louis XVI ? Il s’inscrit, consciemment ou non, dans un courant de pensée dont l’essence est hostile à la démocratie : la doctrine néolibérale bien connue. Les origines de cette dernière, c’est moins connu, puisent dans le courant du XVIIIe siècle des économistes dits « physiocrates » (de physis, nature et cratos, commandement), qui ont théorisé le « despotisme légal ». Les physiocrates avaient introduit l’économie dans les sciences naturelles pour la soustraire à la critique populaire.

Moqués par les philosophes des Lumières comme Galiani, Mably ou Linguet, les physiocrates construisent une véritable orthodoxie politique autour de la défense des propriétaires et de la liberté économique : l’enrichissement des propriétaires devait, dans leur théorie, ruisseler sur le reste de la société dite « stérile », puisque seul le capital est productif, tandis que le travail était un coût de production comme dans les cahiers de compte des colons esclavagistes.

Dans cette perspective, la réduction des coûts du travail est présentée comme un objectif bon pour tous, puisqu’elle accroît le revenu des propriétaires, et donc ruisselle davantage jusqu’aux plus pauvres. Ce paradigme de la croissance, puisé dans le modèle de la grande culture capitaliste des colonies, est modélisé dans le Tableau économique (1758) de Quesnay pour l’appliquer en métropole et ainsi briser la culture solidaire des sociétés de petits propriétaires jugées peu efficientes du point de vue économique.

Ô, LOIS NATURELLES DE L’ÉCONOMIE

Le Tableau fait également office de constitution politique pour encadrer légalement le pouvoir monarchique, en déterminant le bonheur public au prisme de la plus grande prospérité des plus riches. Le Tableau vise en outre à instruire les citoyens de la « résignation à l’ordre » (Mirabeau père), comme le font les économistes orthodoxes aujourd’hui sur les différents médias. Pour dépolitiser la « science nouvelle », les physiocrates se déclaraient « théologiens » des lois naturelles de l’économie, et préconisaient auprès du pouvoir une pratique explicitement « despotique » qu’ils se représentaient pourtant comme « légale » : puisque les lois sont déjà faites dans la nature, puisque l’ordre de marché est « l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques » (Lemercier), alors la société n’a pas à en discuter.

Toute volonté sociale est hétérodoxe face à « la force irrésistible de l’évidence ». C’est aux économistes – les « sachants » – à découvrir les lois qui régissent la société pour sa plus grande croissance, tandis qu’il revient naturellement au monarque d’administrer despotiquement les lois hypothétiques quoiqu’en coûte le maintien de l’ordre pour tenir le peuple en respect à l’écart des affaires publiques. Aux doutes et aux émotions populaires, les physiocrates opposaient donc l’évidence et la loi martiale, c’est-à-dire la guerre civile pour faire entendre raison à la « classe ignorante ».

LA SURDITÉ DE MACRON

En ce sens, la surdité de Macron n’a rien de surprenant. En leur temps, les physiocrates se déclaraient prêts à la discussion mais pour expliquer pourquoi ils avaient raison : « faire de la pédagogie » dirait aujourd’hui un communicant. En outre, la pratique du pouvoir par Emmanuel Macron rappelle à plusieurs égards l’expérience de libéralisation à marche forcée en France à la fin de l’Ancien Régime, qui avait participé en grande partie à la naissance de la Révolution. En 1763-64, Louis XV avait accepté d’expérimenter le projet de liberté du commerce des grains en France contre les pratiques protectrices de l’économie politique populaire. Mais face au mouvement de résistance du peuple – analogue au nôtre –, le roi avait eu la sagesse de renvoyer les économistes pour rétablir les anciennes protections sociales.

Louis XVI s’était cependant laissé entraîner dans la même erreur par son ministre Turgot, déclenchant en 1775 la guerre des farines, c’est-à-dire la révolte des victimes de l’économie de marché contre les spéculateurs protégés par l’État et le vote de la loi martiale. Par cette loi de guerre civile pour protéger les riches propriétaires contre les émotions populaires, l’armée était autorisée à tirer sur les manifestants après trois sommations signalées par la levée du drapeau rouge (« sanglant et levé » rappelle la Marseillaise). C’est tout le paradoxe du libéralisme autoritaire d’hier et d’aujourd’hui : la liberté économique par la guerre sociale.

LÉGALITÉ DU PASSAGE EN FORCE

Comme les physiocrates, Macron revendique la légalité de son passage en force qui aurait suivi un « cheminement démocratique » sans le peuple. Le chef de l’État avait profité des possibilités de la Ve République pour exacerber le pouvoir exécutif et réduire le législatif à une chambre d’enregistrement de 2017 à 2022, n’hésitant pas à humilier le Parlement en Congrès à Versailles en réveillant la symbolique monarchique du lieu. En rupture avec la tradition de la séparation des pouvoirs, la pratique monarchique de la Ve République renverse les perspectives d’un État républicain.

Dans la perspective lockienne des Lumières, le gouvernement ne devait être que l’instrument de la société, qui exécute la volonté des assemblées, elles-mêmes représentatives du peuple véritable souverain. Plus encore, Locke justifiait le droit de résistance à l’oppression contre la sacralisation de l’autorité de l’État séparé des intérêts de la société. Au contraire aujourd’hui, le triomphe de la raison d’État a produit un contresens dans les termes mêmes. Le pouvoir exécutif légifère sous la direction du chef de l’État, tandis que le pouvoir législatif n’est plus qu’une chambre docile dépouillée de la majorité de l’initiative des lois.

MACRON PHYSIOCRATE

La rhétorique antiparlementaire du gouvernement est en ce sens symptomatique de cette dérive autoritaire : l’opposition parlementaire est associée aux forces perturbatrices, sans parler du mouvement social présenté sous les traits de l’anarchie, dans l’esprit du Léviathan de Hobbes combattu par Locke. Seul le fait majoritaire à l’assemblée est dans l’ordre des choses puisqu’il ne participe pas à la culture délibérative mais davantage au règne de l’évidence économiste. Par le fait majoritaire, les députés de LREM sont dociles aux instructions (alors même que le mandat impératif est interdit pour les citoyens), faisant du chef de l’État la source du pouvoir législatif dans la pratique présidentialiste du pouvoir. Cependant, l’antiparlementarisme d’Emmanuel Macron se heurte depuis les législatives de 2022 au problème de la majorité relative qui réintroduit la culture du débat, c’est-à-dire des doutes au milieu de l’évidence physiocratique du gouvernement.

L’usage du 49.3, utilisé à la suite du 47.1 pour abréger les débats, n’est en ce sens que la réaffirmation contemporaine du « despotisme légal » ou de la « force irrésistible de l’évidence » contre la démocratie comme l’écrivaient les physiocrates. « Qui est-ce qui n’a pas éprouvé, écrivait Lemercier en 1767, que sitôt que l’évidence s’est rendue sensible, sa force intuitive et déterminant nous interdit toute délibération ? » Macron, bon élève de Bruxelles, n’est en ce sens qu’un excellent catéchète – parmi d’autres – de la doctrine économiste, à la tête d’un État.

*Edern de Barros est universitaire


Partagez cette publication

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *