Une tribune du philosophe Eric Hamraoui, maître de conférences en philosophie au Centre de Recherche sur le Travail et le Développement du CNAM (Conservatoire national des arts et métiers, Paris). Tribune publiée sur le site www.humanite.fr
Les chômeurs, ces travailleurs ignorés Le présent point de vue prolonge la discussion initiée dans l’article paru dans Le Monde du 27 mars dernier, concernant la « théorie du chômage volontaire » de Gabriel Attal. Mise en avant dans le contexte de la préparation d’une nouvelle réforme de l’assurance chômage destinée à durcir les règles d’accès à celle-ci et à raccourcir la durée d’indemnisation, cette formulation ferait écho au vœu des classes moyennes identifiées par un élu de la majorité à « la France qui travaille », souhaitant « une réforme qui incite au travail surtout dans un contexte de plein-emploi ».
Au-delà de la nécessaire critique de contre-vérités (appauvrir les pauvres serait le gage d’une amélioration du sort des classes moyennes ; contraindre les pauvres à accepter n’importe quel travail pour survivre n’entraînerait aucune pression sur les salaires ; la précarisation généralisée du travail serait la condition du plein-emploi) sur lesquelles reposent de tels propos, pointés par les auteurs de l’article que nous citons, s’ajoute l’urgence d’une révision du sens de la catégorie de « chômeur » dont la parole demeure largement inaudible. Cette parole a pourtant la force d’un cri auquel beaucoup demeurent sourds ou indifférents. Elle est celle que nous ne voulons pas entendre.
Notre surdité et notre indifférence se donnent alors à voir pour ce qu’elles sont : un masque de peur et d’angoisse devant l’évocation de la probabilité statistique de notre chute dans la trappe du chômage. Au-delà de l’effet repoussoir de cette réalité, commodément associée à celles et à ceux qui la vivent, et dont nous cherchons à nous démarquer symboliquement, cette surdité et cette indifférence trahissent la prédominance d’un discours muet et fossilisant, ne tolérant aucune faille vivante. Il est même ce qui donne à entendre toute parole vivante de personnes considérées comme mortes au monde, comme scandale.
Ce scandale est celui de vies empêchées d’exister, ignorées de ceux considérant l’individu seul responsable de son destin. Ayant peu à peu fait son chemin dans les esprits, cette contre-vérité a servi de terreau à la déconsidération des chômeurs dans l’opinion publique et à la vindicte des pouvoirs publics. Ainsi s’explique la possibilité de la guerre menée contre eux sur fond de déni de l’absurdité d’un système de production et d’organisation du travail dépourvu d’imagination au point de transformer l’être humain – y compris jugé responsable – en chose, « laquelle aspire à tout moment à être un homme, une femme, et à aucun moment n’y parvient », selon l’inoubliable formule employée par Simone Weil dans L’Iliade ou le poème de la force (1939). L’assujettissement au pouvoir d’une mort pouvant s’étirer « tout au long d’une vie », et la traversée d’« une vie que la mort a glacée longtemps avant de l’avoir supprimée », en découlent.
Cet empêchement de la vie de l’homme à devenir existence, effet de la logique actuelle de la gestion du chômage, orientée, au même titre que celle de l’organisation du travail, vers la stimulation de la vitalité des individus, explique le fait que, contrairement à une idée reçue, le temps de la privation d’emploi soit celui d’une activité intense et d’un puissant désir d’activité. De nombreuses enquêtes de terrain révèlent en effet le quotidien de chômeurs en quête d’emploi, accablés par le poids d’efforts, souvent ou longtemps vains, déployés pour décrocher un nouvel emploi, guettés par l’épuisement, sujets au burn-out.
Peut-on, dans ces conditions, dire que le chômage fasse l’objet d’un choix, d’un désir ou d’une volonté ? Les chômeurs préféreraient-ils le pire au meilleur (le travail érigé en Valeur – conjointement à l’affaiblissement de la considération et de la rétribution de sa valeur) ? Les chômeurs ont-ils besoin qu’on les détourne de cette tentation au moyen d’un Discours du chômage volontaire porté par une intention proche de celle ayant inspiré la composition du célèbre Discours de la servitude volontaire (1574) d’Étienne de La Boétie, cri d’effroi lancé à la face de ses contemporains devant leur incompréhensible renoncement à la liberté ?
En dépit du caractère hasardeux du rapprochement entre malheur consenti (la perte volontaire d’une liberté) et malheur subi (le chômage) sur fond d’analogie insidieusement établie entre l’irrationalité du comportement des serviteurs volontaires et celui des chômeurs, la communication gouvernementale délivre un message terrible : le fait d’être privé d’emploi découlerait d’une inaptitude au « libre » – et toujours exigé – investissement total de son énergie au service de l’atteinte des objectifs de la production. Cette inaptitude décrétée devient à son tour motif de sanction (licenciement) possible et risque d’enfermement dans un sentiment d’impuissance croissant à mesure de l’avancée en âge et source d’humiliation. Comme son étymologie l’indique, celle-ci est un abaissement au niveau de la terre, une forme de mise à mort ne pouvant à aucun moment être désirée ou jugée désirable par celles et ceux qui y sont soumis.
Soutenir le contraire ne constitue-t-il pas une insulte à la dignité de celles et de ceux que l’on sait en situation de vulnérabilité, une injustice majeure commise à leur encontre ?
L’entretien de cette fiction n’est hélas guère l’apanage de la classe dirigeante de notre pays. Il est aussi le fait de nombre d’entre nous ne sachant pas voir dans les chômeurs des travailleurs privés d’emploi, expulsés de leur environnement socio-économique, à l’existence fragilisée, au nom de nécessités étrangères à la finalité anthropologique du travail humain, œuvre de configuration de la subjectivité, du monde et de l’histoire.
Co-auteur de Santé et travail, paroles de chômeurs, Érès, 2024.