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La Constitution du mépris

Jean-Paul Sartre : La constitution du mépris
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Deux articles de Jean-Paul Sartre avant le référendum sur la Constitution de la Ve République

Le 28 septembre 1958, à l’initiative du gouvernement, les Français étaient appelés par référendum à répondre par OUI ou par NON à la question suivante : « Approuvez-vous la Constitution qui vous est proposée par le Gouvernement de la République ? ». Nous étions alors dans la IVe République, le président de la République était René Coty et le président du Conseil était Charles de Gaulle. Cette Constitution avait été élaborée par un prétendu « Comité consultatif constitutionnel » dirigé d’une main de fer par Michel Debré et Charles de Gaulle lui-même qui relisait et corrigeait tous les soirs l’avancée de la rédaction.

Les résultats furent les suivants :

  • Inscrits : 47 249 142     
  • OUI : 31 123 483 (82,60 %)
  • NON : 6 556 073 (17,40 %)
  • Votes blancs et invalides : 418 297 (1,10 %)
  • Abstentions : 9 151 289 (19,37 %)

Quelques jours avant ce référendum, le philosophe Jean-Paul Sartre, dans l’hebdomadaire L’Express, publiait deux articles les 11 et 25 septembre pour appeler à voter NON. Ils étaient prémonitoires…

Dans son article du 11 septembre, « La Constitution du mépris », Jean-Paul Sartre affirme que « le régime gaulliste sentira jusqu’à sa fin et dans toutes ses manifestations l’arbitraire et la violence dont il est issu. » Il ajoute même « Tout est truqué ».

Dans son article du 25 septembre, « Les grenouilles qui demandent un roi », trois jours, donc, avant le scrutin, il appelle les Français à comprendre « qu’on ne tire pas un pays de son impuissance en confiant la toute-puissance à un seul homme. » Et pour Sartre, « OUI c’est le rêve ; NON c’est le réveil.  Il est temps de savoir si nous voulons nous lever ou nous coucher. »

La Constitution du mépris (extraits)

La caque sent le hareng, le régime gaulliste sentira jusqu’à sa fin et dans toutes ses manifestations l’arbitraire et la violence dont il est issu. […] On dit qu’Ulysse seul avait la force de tendre son arc; ainsi, le général de Gaulle a seul au monde l’orgueil nécessaire pour entrer dans le rôle de président providentiel. Je ne crois pas en Dieu, mais si dans ce plébiscite, je devais choisir entre lui et le prétendant actuel, je voterais plutôt pour Dieu: il est plus modeste. Il réclame tout notre amour et notre infini respect, mais je me suis laissé dire par des prêtres qu’Il nous aimait en retour et qu’Il respectait infiniment la liberté du plus misérable. Notre futur monarque, lui, exige aussi qu’on le respecte, mais je crains fort qu’il ne nous respecte pas. En un mot, Dieu a besoin des hommes et le général de Gaulle n’a pas besoin des Français. […] Tout est truqué. Si le général de Gaulle avait souhaité votre soutien pour entreprendre des réformes, une action concrète, la lutte contre certains éléments civils et militaires, il aurait commencé par annoncer son programme.

Supposez qu’il ait dit: «Je veux négocier avec les rebelles»; ou bien tout au contraire: «Je ferai la guerre jusqu’au bout» – quelle clarté! Chacun prendrait ses responsabilités. Au lieu de cela, il nous invite à méditer sur les pouvoirs respectifs du président et d’une Assemblée qui ne sont pas encore sortis du domaine de l’imagination. La France s’enlise dans une guerre odieuse, les prix montent en flèche, l’industrie cherche des marchés. Et l’on nous propose une Constitution! En dehors de cela: rien, le silence ou des mots à double sens que des exégètes s’empressent d’interpréter chacun à sa façon.

Non, ce n’est pas notre soutien que le général nous demande, c’est notre obéissance, sans plus. Et pourquoi donc lui obéiriez-vous? Il y a cent cinquante ans que la France est adulte. Qu’a-t-elle besoin d’un père? Prenez garde, nous aurons tôt fait de retomber dans les niaiseries de l’enfance; les adultes n’y sont que trop portés. […]

L’Express, 11 septembre 1958.

Les grenouilles qui demandent un roi (extraits)

Celui qui déclare aujourd’hui: «De Gaulle est le seul qui…» ne dit rien de raisonnable: il ne s’agit plus d’un rapport constaté, tel que la popularité qui, d’une certaine manière, est mesurable, mais d’une qualité unique et incomparable, qui retranche de Gaulle de notre monde. Dégoûtés de l’inefficace, nos républicains apolitiques disent «oui» à l’irrationnel, au sacré et du même coup «non» à l’égalité.

S’il existe un homme, dans l’espèce humaine, qui a des lumières que lui seul peut avoir, si ces lumières lui donnent le droit d’agir, fût-ce en bon père, sur nos destins, si ses actes sont toujours valables et bons du seul fait qu’ils expriment son essence, alors l’espèce humaine se désintègre en chaîne: plus un homme; un surhomme et des animaux. […] S’il existe au milieu des hommes une espèce supérieure à l’homme, alors c’est elle qui est l’espèce humaine, et ceux qui n’en font pas partie sont des chiens.

Est-il si nécessaire, ô républicains gaullistes, de vous ravaler au niveau de la bête? […] Ne l’oubliez pas; toute ambiguïté vient de là: de Gaulle n’est pas fasciste, c’est un monarque constitutionnel; mais personne ne peut plus voter pour de Gaulle aujourd’hui: votre «oui» ne peut s’adresser qu’au fascisme.

Comprenons enfin qu’on ne tire pas un pays de son impuissance en confiant la toute -puissance à un seul homme. La seule façon d’éviter à la fois ces doucereuses monarchies qui tournent à vide et le coup de main des commandos d’Alger c’est que nous nous tirions nous-mêmes de notre impuissance, c’est que nous concevions un programme, une alliance des partis, une tactique défensive et offensive contre tous ceux qui voudraient attaquer les Français. «Oui» c’est le rêve; «non» c’est le réveil. Il est temps de savoir si nous voulons nous lever ou nous coucher.

L’Express, 25-09-1958.


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