V.- Fonctionnement de La taxe Ali Baba
Selon la Direction générale des impôts, « l’assiette de l’impôt [ou d’une taxe] désigne la somme retenue pour déterminer la base de calcul de l’impôt [ou de la taxe]. Un taux est ensuite appliqué à cette somme afin de déterminer le montant de l’impôt ». Faute de disposer d’informations officielles provenant de l’Insee et du ministère des Finances concernant la richesse exacte des milliardaires français, nous utiliserons le classement du magazine Capital car il retire des fortunes classées les dettes éventuelles. En revanche, il concerne des familles et non des personnes physiques. Ceci n’a pas vraiment d’importance car nous voulons faire une démonstration sur les principes et les méthodes. Nous invitons d’ailleurs nos lecteurs à faire les calculs que nous proposons avec d’autres classements.
Nous ne prenons pas les 100 plus riches du classement de Capital, mais les 86 personnes ou familles, en 2020, dont la richesse dépassait 1 milliard d’euros. Ces 86 personnes ou familles, en 2020, avaient une richesse estimée à 531,31 milliards d’euros. En 2018, toujours pour le magazine Capital, il y avait 74 milliardaires français, « pesant » 408,55 milliards d’euros. En deux ans, le nombre de milliardaires a augmenté de 12 unités, tandis que leur fortune progressait de 127,76 milliards d’euros…
Rien ne justifie une augmentation aussi obscène de cette richesse privée, au moment où des millions de compatriotes sont plongés dans la pauvreté, le désarroi et les difficultés de toutes sortes. La taxe Ali Baba n’annule pas la tranche marginale de l’impôt sur le revenu (IRPP), ni l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) payés par les super-riches. Rappelons néanmoins que l’IFI est inoffensif et concerne le patrimoine immobilier net taxable supérieur à 1,3 million d’euros. Il a remplacé en 2018 l’impôt de solidarité sur la fortune, supprimé par Emmanuel Macron. Alors que le produit de l’ISF était de 5 milliards d’euros par an, celui de l’IFI est tombé à 1,5 milliard… Un cadeau de Monsieur Macron à ses maîtres.
En matière fiscale, la plupart des impôts et taxes portent sur les revenus, beaucoup plus rarement sur les patrimoines . L’objectif devrait être pourtant de rogner le patrimoine des plus riches, car c’est le plus efficace pour réduire les inégalités. L’économiste Thomas Piketty rompt avec cette tradition. Dans son livre Capital et idéologie[1], il propose un impôt fortement progressif, malheureusement seulement sur les transferts de propriété, incluant quasiment tous les patrimoines des individus : « la valeur totale de l’ensemble des actifs immobiliers, professionnels et financiers (nets de dettes) détenus ou reçus par une personne donnée, sans exception » (p. 1136). Nous nous inspirons néanmoins en partie de sa proposition.
Le taux de la taxe Ali Baba sera progressif
Dans le cadre de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP), le barème progressif applicable aux revenus de 2021 est actuellement le suivant selon le taux d’imposition à appliquer sur la tranche correspondante :
- Jusqu’à 10 084 € : 0 %
- De 10 085 € à 25 710 € : 11 %
- De 25 711 € à 73 516 € : 30 %
- De 73 517 € à 158 122 € : 41 %
- À partir de 158 123 € : 45 %
La taxe Ali Baba sera organisée de la même manière, mais avec des tranches de 1 milliard d’euros, allant de la tranche 1 (de 1 à 1,99 milliard) à la tranche 81 (de 81 à 81,99 milliards). La tranche 1 se verra appliquer un taux de 0,5 %, qui augmentera de 0,5 % pour chacune des tranches suivantes. La 81e tranche aura donc un taux de 40,5 %, c’est-à-dire inférieur au taux de la tranche marginale de l’IRPP qui est de 45 %.
Possibilités de payer en nature
Pour payer leur contribution annuelle, les milliardaires pourront choisir les liquidités, comme aujourd’hui pour tous les impôts, mais aussi les transferts de propriété. Ces derniers porteront d’abord sur les biens professionnels (les entreprises dont les milliardaires détiennent majoritairement les actions) qui pourront être transférées à leurs salariés s’ils le souhaitent, à des collectivités locales ou à l’État. Les titres financiers, comme les actions, obligations, parts de fonds divers, pourront être transférés à l’État qui les confiera à la gestion de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Les propriétés immobilières seront transférées aux collectivités locales ou à l’État. Quant aux œuvres d’art, elles pourront être transférées aux musées nationaux et locaux.
Quels fondements à la décroissance et au plafonnement et la très grande richesse ?
On peut identifier quatre raisons pour plafonner la richesse : démocratiques, économiques, sociales et environnementales.
Sur le plan démocratique, une richesse excessive concentrée en quelques mains constitue une menace permanente pour la démocratie. Car le pouvoir de ces puissances privées les entraîne à développer la corruption des appareils étatiques et politiques, le lobbying en leur faveur et leur prétention à vouloir faire la loi à la place des représentants du peuple. Il faut ajouter à cela leur rôle décisif dans la propriété des grands médias utilisés pour chanter leur gloire et défendre les intérêts de la classe dominante d’un côté, et passer sous silence ou discréditer toutes les voix qui menacent leur hégémonie.
Sur le plan économique, la concentration annihile la concurrence. C’est pourquoi les États-Unis, avec la loi Sherman de 1890, dite « loi antitrust », ont été le premier pays à interdire la constitution de monopoles. Certains ont même été démantelés. Aujourd’hui encore la question se pose à propos des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft).
Sur le plan social, la concentration de la richesse s’organise à l’échelle planétaire. C’est la meilleure manière de mettre en concurrence la force de travail et de laminer ses droits. Face à la concentration et à la puissance de la classe dominante, le monde du travail a été placé structurellement sur la défensive, affaiblissant sa capacité de résistance et le succès de ses revendications.
Sur le plan environnemental, ce sont les milliardaires, détenant la propriété des très grandes entreprises, qui sont les principaux pollueurs. Oxfam France a ainsi publié un nouveau rapport «Climat : CAC degrés de trop. Le modèle insoutenable des grandes entreprises françaises » qui met en lumière l’empreinte carbone colossale des plus grandes entreprises françaises. Ce rapport révèle que les entreprises du CAC40 sont sur une trajectoire nous conduisant vers un réchauffement climatique de +3,5°C d’ici 2100, une température bien au-delà de l’objectif de +1,5°C inscrit dans l’Accord de Paris. Et qui sont les actionnaires principaux de ces grandes entreprises ? Les milliardaires !
Du Smic au Pams, la décroissance et le plafonnement de la très grande richesse
La taxe Ali Baba sera non seulement une taxe de plafonnement de la richesse, mais aussi une taxe de décroissance de la richesse des milliardaires français, et uniquement d’eux, mesurée par leur patrimoine. Nous connaissions le Smic (salaire minimum de croissance), nous allons découvrir le Pams (patrimoine maximum de solidarité)…
La réduction des inégalités, en effet, pour être réelle et efficace, doit s’appliquer à ses deux extrémités : faire que les pauvres soient moins pauvres d’un côté, et que les riches soient moins riches d’un autre côté. Pour y parvenir, il n’y a pas d’autre solution que d’inciter les riches à donner aux pauvres.
À un certain moment qu’il faudra préciser, un plafond de la richesse individuelle autorisé devra être fixé par référendum, y compris, le cas échéant, inscrit dans la Constitution. Faisons l’hypothèse, ici, que ce plafond ne pourra pas dépasser 1 milliard d’euros dans une première étape. Ce plafond, bien entendu, est à débattre, tant sur son principe que sur les montants évoqués. Pour parvenir à ce plafond, le taux progressif de la taxe Ali Baba devra être fixé chaque année par la loi de finances. Il devra être ajusté pour collecter au moins les sommes nécessaires au financement du salaire étudiant et du RSA 18-25 ans.
Pour simuler la durée nécessaire à la disparition des fortunes dépassant 1 milliard d’euros, le mieux est de commencer par le plus riche de tous, Bernard Arnault. Pour réaliser cette simulation et la simplifier, admettons que la croissance de la richesse de Monsieur Arnault est gelée (les flux de revenus qui viennent s’ajouter au stock l’année suivante sont les mêmes). Le taux d’imposition est de 0,5 % sur la tranche 1 et progresse de 0,5 % pour chaque tranche supplémentaire de 1 milliard. Pour que le patrimoine de Bernard Arnault passe de 81,28 milliards d’euros (en 2020) à 1 milliard d’euros, il faudra une centaine d’années ! C’est dire si la progressivité de la taxe Ali Baba est douce et laisse le temps aux individus concernés de s’adapter à leur nouvelle vie, ainsi que leurs héritiers. Ou à la population, via un référendum d’initiative citoyenne victorieux, de modifier les tranches d’imposition et/ou les taux…
On pourrait s’étonner de cette durée aussi longue. Des cas existent, dans l’histoire économique et financière de la France, où des dispositifs sont mis en place pour de très longues périodes. Il existe ainsi des emprunts d’État à 50 ans. C’est le cas également du traitement réservé aux détenteurs des actions des 362 sociétés d’électricité (environ 1,4 million d’individus) lors de leur nationalisation en 1946 pour donner naissance à Électricité de France (EDF). Leurs actions furent échangées contre des obligations jusqu’à leur extinction au début des années 1990.
Avec 1,01 milliard d’euros de richesse, le 86e et dernier de la liste des milliardaires français est la famille propriétaire du groupe Descours et Cabaud, spécialisé depuis 1782 dans la distribution de fournitures pour l’industrie et le bâtiment. La tranche concernée est la première, avec un taux d’impôt de 0,5 %, soit un prélèvement de 5 millions d’euros qui suffit à faire passer la famille sous la barre du milliard. À cette occasion, on observe que le classement du magazine Capital, concernant Descours et Cabaud, ne porte pas sur une personne physique mais sur une famille entière. Nous avons utilisé ce cas comme un exemple, car la fiscalité ne peut pas porter sur les familles mais sur les personnes physiques ou morales comme nous l’avons déjà mentionné.
L’exemple relatif de l’impôt « solidaire et extraordinaire » en Argentine
L’Argentine, constatant que les plus riches de la société, globalement, avaient « profité » de la crise sanitaire, a décidé de prélever sur leur richesse afin d’éviter le creusement des inégalités. Adopté début décembre 2020 par le Congrès argentin, l’impôt « solidaire et extraordinaire » s’appliquera aux 12 000 personnes dont les revenus sont supérieurs à 200 millions de pesos, soit 1,9 million d’euros. Le produit serait d’environ 2,5 milliards d’euros, un taux progressif de 3,5 % s’appliquera sur leurs biens déclarés dans le pays et jusqu’à 5,25 % sur les avoirs à l’étranger.
Les recettes financeront des programmes sociaux et la lutte contre la pandémie : 20 % pour le système de santé, 20 % pour l’aide aux petites et moyennes entreprises, 15 % pour les aides sociales, 20 % pour des bourses aux étudiants, et 25 % pour des aides aux foyers qui ne sont pas connectés au réseau de gaz naturel.
Cependant, on peut regretter que cet impôt ne porte que sur les revenus et ne dure qu’un an. Or la source principale des inégalités ne porte pas sur les revenus, mais sur les patrimoines. C’est pourquoi la taxe Ali Baba est une taxe sur le patrimoine des milliardaires français. Il y aura évidemment une incidence sur leurs revenus, car leur patrimoine productif sera réduit, générant moins de revenus.
-
Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019. ↑
[yarpp]