Il serait fâcheux que la dissolution de l’Assemblée nationale et la convocation de nouvelles élections législatives les 30 juin et 7 juillet 2024 masquent l’analyse des résultats des « élections » européennes du 9 juin 2024. Car, traditionnellement, les « élections » européennes ne sont qu’un vaste défouloir. En effet, les électeurs qui se déplacent encore peuvent voter pour n’importe qui et n’importe quoi sans aucun risque puisque le « Parlement » européen n’a pas de réels pouvoirs. Ce sont les traités européens qui décident indépendamment de la couleur du « Parlement » européen.
Cette année n’a pas fait exception à la règle. Au niveau des pays de l’Union européenne, l’abstention a été de 49 %, comme en 2019. Le record est détenu par la Croatie avec 79 %. Les partis d’extrême droite ont progressé, les partis de gauche et écologistes ont régressé. Mais au total, la coalition de centre-gauche et centre-droit qui domine depuis toujours le « Parlement » européen conserve ses positions. Comme prévu, cette élection européenne, à l’échelle de l’Union européenne, n’aura eu aucune importance, c’est-à-dire aucun effet sur les politiques menées par le système de l’Union européenne.
En revanche, en France, nous n’avons pas été déçus. L’implication sans précédent du chef de l’État et des membres de l’exécutif dans cette élection, au moment où la défiance populaire contre Monsieur Macron était à son maximum, a contribué puissamment à maintenir un haut niveau d’abstentions et à donner un score historique au Rassemblement national.
Quatre leçons peuvent être tirées :
1.- Avec seulement un peu plus de la moitié de votants par rapport aux inscrits, les « élections » européennes restent peu légitimes.
Les bruyants soupirs de soulagement du « parti européiste » concernant la très légère baisse de l’abstention, ne peuvent masquer le fait que ces « élections » européennes restent peu légitimes, d’abord sur le plan quantitatif. Certes, l’abstention a un peu reculé en 2024, passant à 48,51 % des inscrits, contre 49,88 % en 2019. Soit, malheureusement, une baisse de – 1,37 %. Cette progression de la participation reste cependant très faible si on la compare au matraquage de la propagande quasi unanime de la classe politique et médiatique en faveur du vote.
Le président de la République, chef de campagne électorale pour la macronie, avait pourtant placé la barre très haut en affirmant « Notre Europe peut mourir ». Tous les chefs des grands partis politiques et leurs têtes de liste considéraient que ces « élections » étaient « historiques ». Ce discours alarmiste n’a pas impressionné l’immense majorité des abstentionnistes qui ont persévéré dans leur rejet du système politique français actuel et du système de l’Union européenne (pas nécessairement de l’Europe !).
Si l’on ajoute les blancs et les nuls, les votes valablement exprimés ne dépassent les 50 % que de 0,04 % ! Dans ces conditions, lorsque la moitié des électeurs s’exprime par le silence, les analyses doivent être prudentes. Car nul ne sait comment cette moitié de la France va réagir prochainement, dans et hors les urnes (notamment aux législatives des 30 juin et 7 juillet).
Le système électoral mis en place en France contribue à priver ce scrutin de légitimité. En effet, sur les 38 listes qui étaient en compétition, seules 7 ont obtenu des élus. Un seuil de 5 % des suffrages exprimés est requis pour obtenir des élus. Ainsi, les 31 listes restantes, qui ont obtenu au total 12,09 % des votes exprimés, n’ont aucun élu. Cette fraction des citoyens n’aura aucun représentant au « Parlement » européen. Cela représente quand même près de 3 millions d’électeurs (2 991 091). C’est l’équivalent des 22 départements français les moins peuplés : Lozère, Creuse, Territoire de Belfort, Mayotte, Guyane, Hautes-Alpes, Cantal, Corse-du-Sud, Ariège, Alpes-de-Haute-Provence, Haute-Marne, Haute-Corse, Meuse, Lot, Gers, Nièvre, Indre, Hautes-Pyrénées, Haute-Saône, Haute-Loire, Corrèze, Ardennes.
Imaginons que ce mode de scrutin soit officiellement organisé en éliminant dès le départ les 22 départements les moins peuplés de France représentant environ trois millions de citoyens au motif, par exemple, que ces départements ne compteraient que trop peu d’habitants. Qui aurait pu soutenir un tel système ? La révolte aurait été immédiate, de tous bords, pour protester contre l’inégalité et l’injustice électorale que représenterait l’effacement de trois millions de citoyens. Pourtant, le mode actuel de scrutin des « élections » européennes revient exactement au même. Trois millions de citoyens français ont été éliminés d’une représentation à ce « Parlement ». Nous avons ici une nouvelle preuve du caractère de mascarade de cette « élection ».
Rappelons également que d’après un rapport parlementaire de 2014[1], il y aurait en France entre 6,5 et 7 millions de mal inscrits – à ajouter aux 3 à 4 millions de non-inscrits qui n’ont pas rempli les procédures du fait des lourdeurs bureaucratiques ou de la méconnaissance des dates à respecter. Nous sommes ainsi l’un des derniers pays d’Europe à ne pas proposer d’inscription automatique en cas de déclaration de changement de domicile. Or 3 millions de Français changent de domicile chaque année (15 millions en un quinquennat, soit un électeur sur 3). Dès lors, cette contrainte est loin d’être anecdotique.
2.- La grande majorité des abstentionnistes a fait un choix politique
Le « premier parti de France », et de très loin, reste le parti des abstentionnistes. Cette réalité pourtant évidente est masquée par la plupart des commentateurs. Ils ignorent les abstentionnistes, comme s’ils n’existaient pas, ne s’intéressent pas à leurs motivations, les dénigrent. Ils n’apparaissent jamais dans les médias pour être interrogés ou participer à des débats. Les organisations qui appellent au boycott des « élections » européennes sont systématiquement est totalement censurées. Cette réalité, d’ailleurs, fournit une excellente indication sur la menace que fait peser l’abstention sur le système. Car si le boycott favorisait le système, les grands médias nous ouvriraient largement leurs portes !
Considérer que l’abstention traduit une dépolitisation de notre société, pour l’essentiel, est une affirmation totalement fausse, elle n’a jamais été démontrée. Au contraire, les discussions avec les abstentionnistes, comme les nombreuses études qui existent depuis maintenant plus de 20 ans, montrent que l’abstention, dans la plupart des cas, est un comportement politique.
Il faut lire, entre autres :
- Rapport pour l’Assemblée nationale, « Mission d’information visant à identifier les ressorts de l’abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale », novembre 2021.
- Anne Muxel, « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », Pouvoirs, n° 120, 2007.
- Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Gallimard, 2007.
- Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier, Abstention aux régionales : manifestations spectaculaires de la crise de foi républicaine, Fondation Jean-Jaurès, 7 juillet 2021.
Pour les « élections » européennes 2024, deux études sont utilisées ici :
- Ifop-Fiducial pour Paris Match, CNEWS et Sud Radio, enquête portant sur les « élections » européennes de 2024.
- « Comprendre le vote des Français », Ipsos, 9 juin 2024.
Ces deux dernières enquêtes démontrent clairement trois motivations principales qui expliquent l’abstention :
1.- La conviction que ces élections « ne changeront rien ».
Ifop-Fiducial montre que le principal motif avancé par les abstentionnistes pour expliquer leur non-participation au scrutin n’est pas le désintérêt pour les élections européennes (29 %) comme en 2014, mais le sentiment que ces élections ne changeront rien à leur situation pour 49 %. Pour Ipsos : « Parce que vous pensez que ces élections ne changeront rien à votre vie quotidienne » : 42 % ; 40 % en 2019.
Ce constat, factuellement, est vrai. Il est incontestable. L’expérience montre, depuis 1979 et les premières « élections » européennes, qu’aucun changement des politiques de l’Union européenne n’a eu lieu sous l’impulsion du « Parlement » européen. C’est facile à vérifier, car si tel n’était pas le cas, il faudrait nous fournir la liste des avancées démocratiques, sociales ou écologiques initiées par le « Parlement » européen. Bien évidemment, personne n’a jamais vu cette liste, tout simplement parce qu’elle n’existe pas. Autre exemple, aucun changement de majorité n’a jamais eu lieu au « Parlement » européen ! C’est un système, de facto, de parti unique, le parti européiste.
Les citoyens ont donc raison. Voter est une autre stratégie, liée à des préoccupations de politique nationale, comme les élections de 2024 le montrent.
2.- Mécontentement contre Macron, le gouvernement et le système politique français.
Pour Ifop-Fiducial, le mécontentement à l’égard des partis politiques s’élève à 38 %. Pour Ipsos, il est de 28 % ; 32 % en 2019.
Qui pourrait reprocher à ces citoyens d’être mécontents à l’égard des grands partis politiques ? Tous ont participé au pouvoir ces dernières décennies et sont responsables de la situation de la France aujourd’hui. Pourquoi voter pour eux, alors qu’ils n’ont jamais analysé les raisons de la désaffection croissante à leur égard, des sanctions électorales répétées qu’ils subissent, et du délabrement de la France auquel a conduit leurs politiques.
3.- Mécontentement contre le système de l’Union européenne.
Pour Ifop-Fiducial, il s’élève à 30 %. Pour Ipsos il y a 2 aspects :
- « Parce que vous pensez que les députés européens n’ont pas beaucoup de capacités d’action pour améliorer la situation en Europe » : 24 % ; 23 % en 2019.
- « Pour manifester votre mécontentement à l’égard de l’Union européenne » : 17 % ; 17 % en 2019.
Là encore, l’explication de l’abstention est parfaitement cohérente et justifiée. Il y a, bien sûr, l’absence de pouvoirs du « Parlement » européen. Il y a également le coup d’Etat réalisé en France en 2008 qui a inversé le résultat du référendum de 2005 qui s’était traduit par un NON à 55 % au traité constitutionnel européen. Et il y a, de manière plus diffuse, l’intuition que le système de l’Union européenne a été fabriqué pour éliminer les souverainetés nationales et des peuples.
Les autres facteurs explicatifs de l’abstention sont, pour Ifop-Fiducial (2019), la méconnaissance des 34 listes et de leurs candidats en 2019 (29 % contre 10 % en 2014) et le manque de différence entre les projets portés par ces listes (29 % contre 8 % en 2014). Pour Ipsos, « Parce que vous n’avez pas suffisamment d’informations sur ces élections (les listes de candidats en présence, leur programme le mode de scrutin…) » : 22 % ; 24 % en 2019.
Au total, ces deux études, comme les précédentes, pulvérisent les clichés habituels selon lesquels l’abstention serait synonyme de désintérêt pour la politique. Pour Ifop-Fiducial, 7 % des abstentionnistes mettent en avant le fait qu’ils ne votent de toute façon jamais. Pour Ipsos, « Parce que vous ne votez jamais ou presque jamais » : 6 %, 5 % en 2019.
Les mêmes clichés s’appliquent à la jeunesse, accusée de ne pas s’intéresser à la politique. Pour Ipsos, par exemple, en réalité, seuls 14 % des 18-24 ans, et 10 % des 25-34 ans « Ne votent jamais », contre 2 % des 60-69 ans et des plus de 70 ans.
3.- La présentation des résultats par les grands médias relève de la manipulation
Cette manipulation est double. Il y a celle qui consiste à effacer la moitié des électeurs. Le silence, le mépris, le rabaissement des citoyens qui s’abstiennent rappelle le mépris qu’avaient subis les Gilets jaunes. On retrouve ici les « invisibles », si présents pourtant et à l’activité si vitale pendant la crise du COVID, et aussitôt oubliés une fois la crise passée. Lorsque la moitié de la population refuse de participer à une élection, c’est le témoignage de graves dysfonctionnements des institutions. Le problème ne se trouve pas chez les abstentionnistes, il est dans les partis politiques, les grands médias, l’ensemble du système institutionnel. Refuser de comprendre les raisons de l’abstention de masse est le témoignage d’une volonté des classes dominantes de passer en force pour bloquer volontairement les processus démocratiques. La suite logique, déjà en marche, est le renforcement de l’autoritarisme et de la brutalité d’Etat.
Le deuxième aspect de la manipulation est l’usage systématique de résultats électoraux présentés uniquement sur les votes exprimés. Les résultats par rapport au nombre d’électeurs inscrits ne sont que rarement donnés. Les sondeurs, malgré de nombreuses interventions auprès d’eux, persistent à ne pas considérer l’abstention comme un acte politique, un véritable choix, et éliminent les intentions d’abstention dans leurs enquêtes. Il y a eu malgré tout un petit progrès en 2024 à cet égard. Dès lors, les résultats de ces enquêtes distordent la réalité. Les commentateurs qui pratiquent ainsi ont cessé de réfléchir. Ils font les choses machinalement parce que tout le monde fait pareil. Pourtant, un résultat électoral doit être présenté à la fois en fonction des votants et en fonction des inscrits. Est-ce un détail, un aspect négligeable ? Prenons l’exemple des résultats du RN et de la liste macroniste. Le RN a obtenu 31,37 % des votants. Mais cela ne fait que 15,70 % des inscrits ! C’est normal, puisque seule la moitié des inscrits est allée voter. Même chose pour la liste macroniste qui obtient 14,60 % des votants, soit 7,31 % des inscrits. En ne donnant que les résultats sur les votants, une image déformée des rapports de force est donnée aux citoyens. Le RN et la macronie sont crédités de scores qui ne représentent pas la réalité. Car ce qui compte, c’est le poids des forces politiques dans la société, pas simplement par rapport aux votants.
On ajoutera, sous forme anecdotique, la manipulation subie par le Parti communiste français (avec son consentement) par une partie de la presse de droite. Celle-ci a mis en valeur Fabien Roussel, le secrétaire général du PCF, dans le but évident de favoriser sans risque le vote communiste, afin de ronger le vote LFI qui présentait beaucoup plus de danger compte tenu de ses bons résultats électoraux en 2022. Cela a bien fonctionné, puisque le PCF est sorti de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES) en partant seul aux élections européennes, croyant que la « bonne opinion » de son secrétaire général dans l’électorat de gauche allait lui apporter des voix. Une campagne de presse, en effet, a été lancée dans certains journaux : « Fabien Roussel, personnalité préférée des électeurs de gauche » (Les Echos, 4 août 2023) ; « Fabien Roussel devient la personnalité préférée des électeurs de gauche » (Le Figaro, 4 août 2023) ; « Fabien Roussel, classé personnalité la plus populaire à gauche, devance Jean-Luc Mélenchon » (Europe 1, 13 août 2023) ; « Fabien Roussel devient la personnalité préférée des électeurs de gauche devant Jean-Luc Mélenchon » (Valeurs, 4 août 2023). Les résultats électoraux, malheureusement pour le PCF, sont loin de correspondre à l’enthousiasme de la presse de droite en sa faveur (2,36 % des votes exprimés)[2].
4.- Le vote pour le Rassemblement national (RN) n’est pas intrinsèquement et majoritairement un vote d’extrême droite.
Seule la liste de Simone Veil en 1984 (UDF-RPR) est parvenue à atteindre la barre des 30 % à une élection européenne en France. Le RN fait donc un score historique. Certes le FN, puis le RN, était déjà arrivé en tête en 2014 (24,9 % des inscrits et 10,12 % des inscrits) et en 2019 (23,34 % des votants et 11,17 % des inscrits). Mais avec des résultats inférieurs et avec des écarts beaucoup plus faibles qu’aujourd’hui avec les listes suivantes (4 points d’avance sur l’UMP en 2014 et un point seulement sur LREM en 2019).
Devant l’ampleur de ce résultat et l’émotion qu’il suscite dans le pays, il existe le risque de qualifier d’extrême droite les électeurs qui ont voté pour la liste de Jordan Bardella. Par ailleurs, il n’est pas certain que tout le monde mette le même contenu derrière l’expression « extrême droite ». Car cette expression, appliquée à l’électorat du RN, est de nature polémique et stigmatisante. Elle ne permet pas le débat idéologique et politique car elle n’est pas un concept rigoureusement élaboré. Elle assimile de fait, en outre, les mouvements ainsi qualifiés au fascisme et au nazisme. Dans les esprits, une équivalence est alors créée entre toutes ces notions. Dès lors, le combat d’idées n’a plus de sens, car il ne peut s’appliquer au fascisme et au nazisme qui ne peuvent être combattus que par la force.
Pourtant, les mouvements qualifiés d’extrême droite sont très divers, en France comme à l’étranger. Ils sont également très contradictoires et opposés entre eux sur de nombreux sujets.
Les aspects les plus repoussants des groupes classés dans cette catégorie sont généralement le racisme et la xénophobie ; l’autoritarisme en matière de politique intérieure et le rejet de la démocratie, le nationalisme sectaire. Selon eux, la société fonctionnerait comme un être vivant. La communauté devrait donc être fondée sur l’ethnie, la race, la nationalité, ou la religion. Toute forme d’universalisme est rejetée. C’est le droit du sang à la place du droit du sol. La société aurait une nature quasi éternelle, elle ne pourrait donc avoir de caractère politique. Ainsi, les inégalités relèveraient de l’ordre naturel des choses. Ces groupes ont une fascination pour les chefs, l’autorité, la discipline et la hiérarchie.
Les citoyens qui votent pour le Rassemblement national sont-ils tous d’extrême droite ? Selon les éléments donnés dans les enquêtes, évidemment non. Certes, dans les motifs du vote RN, on trouve des éléments que nous pouvons attribuer à la droite la plus radicale. Mais d’autres relèvent d’une critique justifiée du système, et d’une volonté d’améliorer le sort des classes populaires.
À cet égard, l’étude Harris Interactive du 9 juin 2024 apporte des éléments intéressants. Le vote d’adhésion pour la liste Bardella s’élève à 48 % de son électorat. Par adhésion, il s’agit de voter pour « les idées et propositions qui vous ont convaincu ». La même question pour la liste macroniste donne 52 %, pour Glucksmann 51 %, pour LFI 49 %. Pour 27 % de l’électorat de Bardella, il s’agit d’un vote « utile ». C’est-à-dire « voter pour que la liste réalise le meilleur score possible sans pour autant être convaincue par ses idées ou ses propositions ». Enfin, c’est un vote de « protestation » à 16 % (« pour exprimer son mécontentement sur la manière dont vont les choses en France et en Europe »). C’est loin devant toutes les autres listes, par exemple 5 % pour LFI, 6 % pour le PS.
La même étude pose la question suivante : « Parmi la liste suivante, quels sont les thèmes qui ont le plus compté dans votre choix de vote aux élections européennes ? ». Cinq réponses sont possibles. Voici les résultats pour les citoyens qui ont voté pour la liste Bardella :
- L’immigration 73 %.
- Le pouvoir d’achat 57 %.
- La sécurité des personnes et des biens 38 %.
- La lutte contre le terrorisme 36 %.
- Les retraites 25 %.
Dans l’étude publiée le 9 juin 2024 « Comprendre le vote des Français », par Ipsos, les sujets les plus importants dans le choix du vote par préférence politique sont présentés, notamment pour le Rassemblement national :
- Immigration 79 %.
- Pouvoir d’achat 61 %.
- Sécurité des biens et des personnes 31 %.
- Système de santé 25 %.
- Menace terroriste 24 %.
- Place de la France en Europe et dans le monde 12 %.
- Avenir de l’agriculture 11 %.
- Avenir du système de retraite 10 %.
En outre, les motivations en faveur du vote pour le RN ont été étudiées. A la question « Lors des élections européennes vous voterez pour manifester l’opposition au président de la République et au gouvernement » le RN arrive en tête de toutes les listes avec 68 %. LFI est à 53 %, le PCF à 34 %, le PS à 22 %.
Ces éléments explicatifs du vote Bardella relèvent-ils de thèmes d’extrême droite ? Concernant l’immigration, beaucoup de nuances peuvent y être associées, notamment une xénophobie et un racisme réels chez une partie de cet électorat. Il n’en reste pas moins que dans certains quartiers la situation n’est plus supportée par les habitants. Ils vivent cette évolution comme une dépossession de leur culture, de leurs habitudes et façons de vivre. On ne leur a jamais demandé leur avis, on leur a imposé un nouveau mode vie. Il ne faut pas se laisser impressionner par les leçons de morale professées par ceux qui vivent entre eux, à l’abris, dans les beaux quartiers, et qui condamnent sans appels les catégories populaires.
Concernant le pouvoir d’achat et les retraites, ces thèmes sont présents, certes dans une proportion plus importante, dans les électorats des listes de gauche. Mais ils ne sont pas négligeables dans l’électorat du RN. Enfin, concernant la sécurité des personnes et des biens et la lutte contre le terrorisme, qui peut honnêtement reprocher à des électeurs de voter pour des listes qui mettent en avant ces thèmes ? Est-il d’extrême-droite de vouloir vivre en sécurité, et de lutter contre le terrorisme ?
Au total, les 5 thèmes principaux qui justifient le vote pour la liste Bardella n’ont en soi strictement rien d’extrême droite. Continuer à qualifier cet électorat d’extrême droite est non seulement faux, mais cette attitude contribue à stigmatiser un électorat qui aurait pour l’essentiel sa place pour des candidats de gauche. Précisément, si cet électorat choisi la liste Bardella, c’est parce que la gauche a été incapable d’apporter des réponses convenables.
Traditionnellement, les « élections » européennes servent de défouloir sans risque aux électeurs puisque les résultats n’ont jamais eu la moindre conséquence sur la vie des citoyens. Le vote RN a donc servi de vote utile pour une élection qui était en fait un référendum anti-Macron. L’omniprésence de Macron a encouragé cette tendance à voter contre lui, en faveur de ceux qui apparaissaient à tort ou à raison l’opposition la plus résolue. En effet, au second tour de l’élection présidentielle, tous les partis de gauche n’ont-ils pas appelé à voter Macron ?
Le vote pour le Rassemblement national repose essentiellement sur la situation matérielle de ses électeurs. Celle-ci est non seulement très mauvaise, mais ne donne aucune perspective d’amélioration depuis des années. Qu’il s’agisse des salaires, des retraites, des allocations diverses, de l’absence de services publics dans les villages et les villes moyennes où se concentrent l’électorat RN. Contrairement au racisme de classe d’une certaine droite et d’une certaine gauche, les électeurs du RN ne sont pas des « beaufs ». Ce sont parmi les citoyens qui sont les plus malheureux dans la société. Ils ne sont pas satisfaits de leur vie. Certes la peur de l’immigration, de la délinquance, du terrorisme, ont une place importante dans les motivations du vote. Il y a aussi de la xénophobie et du racisme. Mais tout ceci est généré par la situation matérielle que vivent ces personnes.
Emmanuel Macron a mené la même campagne aux élections européennes que pour la présidentielle. Il a alimenté la peur de l’extrême droite et la menace d’un fascisme imaginaire. Pourtant, le Rassemblement national d’aujourd’hui n’a rien à voir avec les ligues fascistes françaises des années 30, le fascisme italien, le nazisme allemand, ou la Collaboration. Même s’il existe dans ses rangs des individus relevant de ces catégories nauséabondes.
Le RN est apparu comme le principal parti d’opposition. Il est facile pour les citoyens de tirer cette conclusion puisque tous les grands partis présentant des listes aux « élections » européennes ont été aux affaires ces dernières décennies. C’est le cas pour tous les partis de droite et pour tous les partis de gauche y compris les écologistes. Monsieur Mélenchon lui-même a été ministre sous le gouvernement Jospin.
Le RN joue alors sur du velours, car le raisonnement populaire selon lequel il faudrait essayer ceux qui n’ont jamais participé au pouvoir est imparable sur le plan de la logique. L’argument qui consiste à répliquer que le RN a déjà participé au pouvoir en sous-entendant que ce fut pendant la Collaboration, est une grave faute politique particulièrement contre-productive.
Le succès du RN peut également être imputé en partie au président de la République qui a voulu organiser un duel exclusif avec lui pendant la campagne électorale. Jordan Bardella a reçu deux beaux cadeaux pendant la campagne électorale qui ont contribué à le crédibiliser : un débat télévisé avec la tête de liste de Renaissance Valérie Hayer, puis un autre avec le Premier ministre en personne Gabriel Attal.
Au total, selon Jérôme Fourquet (Ifop) dans Le Figaro du 10 juin 2024, « Pouvoir d’achat, la sécurité, l’immigration… carburant de la fusée Bardella ». Ce score résulte à l’évidence de la stratégie de « dédiabolisation » mené par le RN depuis l’arrivée à sa tête de Marine Le Pen, et d’un contexte favorable en particulier avec Emmanuel Macron.
Le ressort de la haine contre Macron a été actionné pour attirer les électeurs voulant sanctionner ce dernier. C’est d’ailleurs la vocation des élections intermédiaires, ou secondaires, comme les « élections » européennes. Et les raisons étaient nombreuses.
En deux ans, le prix des produits alimentaires a augmenté de plus de 20 %. En cinq ans, le tarif de l’électricité s’est envolé de 70 % (un million de procédures pour impayées de gaz et d’électricité ont été engagées en 2023, un record). Le gasoil, carburant le plus usité dans la France périurbaine et rurale, qui constitue le cœur de l’électorat RN, était à 1,40€ le litre en novembre 2018 (déclenchement du mouvement des « gilets jaunes »), contre près de 1,90€ aujourd’hui.
Jérôme Fourquet note que « La dégradation de la situation sécuritaire a alimenté la dynamique frontiste. Les émeutes de l’été 2023, qui ont touché plus de 530 communes et causé plus d’un milliard d’euros de dégâts, l’assassinat de Dominique Bernard dans son lycée d’Arras, le drame de Crépol, la mort du jeune Matisse poignardé à Châteauroux, l’attaque meurtrière d’un fourgon cellulaire en Normandie ou bien encore la litanie des rixes à l’arme blanche entre jeunes et des règlements de comptes entre dealers, tout cela alimente un bruit de fond et une forte demande de protection, mais également de reprise en main de la situation par la puissance publique. »
Il ajoute qu’il en va de même en matière d’immigration. « L’implication régulière de personnes sous OQTF (obligation de quitter le territoire français) non appliquée, dans de nombreuses affaires, signe de manière accablante pour de nombreux Français l’impuissance publique, tout comme les atteintes à la laïcité dans des établissements scolaires où les violentes prises à partie de jeunes filles vêtues « à la française » démontrent les ratés de l’intégration dans de nombreux territoires de la République. »
Pour faire écho à Jérôme Fourquet, le célèbre géographe Christophe Guilluy (Le Figaro, 10 juin 2024), la percée du RN aux européennes a été portée par un mouvement existentiel de contestation de « la France d’en haut ». Pour lui, il ne s’agit plus de parler de « fractures » mais d’un véritable « schisme culturel entre des classes populaires et moyennes » et non seulement les « élites » ou le « 1 % », mais avec « le monde d’en haut », celui des catégories intégrées ou supérieures.
Le schisme résulte de la création de bulles culturelles et géographiques qui ne parlent plus la même langue. Les classes dominantes ne comprennent pas et ne font aucun effort pour comprendre « le changement de nature du mouvement qui porte une contestation titanesque et existentielle. Ce mouvement n’est pas guidé par un parti, un syndicat, des intellectuels mais par un profond sentiment de dépossession économique, sociale et culturelle. »
Dans ce contexte, « le résultat du RN n’est qu’un nouveau coup de boutoir, il ne doit rien au ‘’talent’’ des leaders de ce parti ». La stratégie du RN « n’est pas de convaincre, encore moins de guider les masses mais au contraire de s’adapter, de se laisser porter par ce mouvement existentiel et inarrêtable ».
Nous avons sous les yeux les résultats des politiques néolibérales menées par la droite (Chirac, Sarkozy), la gauche (Mitterrand, Jospin, Hollande) et Macron. C’est-à-dire le choix « d’un pays, sans usine, sans ouvrier ni paysan, et qui a tout misé sur une poignée de métropoles tertiarisées pour produire l’essentiel des richesses ».
C’est la traduction politique du « grand mouvement de contestation des dépossédés » basculant ainsi dans le vote RN : « Les ouvriers d’abord, puis les paysans, enfin les catégories intermédiaires et désormais une partie des fonctionnaires de catégories B et C, aujourd’hui une fraction des retraités et des cadres ».
Le bloc central, que Christophe Guilluy appelle « le monde d’en haut », n’attire plus, « il a perdu toute crédibilité par son incapacité à regarder en face la réalité. L’effondrement du macronisme en est l’illustration ». Il ajoute : « Repliée dans ses citadelles métropolitaines, la bourgeoisie contemporaine apparaît aujourd’hui telle qu’elle est : désinvolte, égotique, indifférente au bien commun, volontiers nihiliste et adepte du ‘no limit’. Pour se maintenir au pouvoir, elle a remplacé la morale par la moraline et sature les médias de nouvelles idéologies dont le seul objectif est de justifier son modèle. Wokisme, vivre-ensemblisme, écologisme, antiracisme et féminisme dévoyés, la liste de ces idéologies promues au nom du ‘bien’ (normes qu’elle ne s’applique évidemment jamais) est presque infinie ».
« Si vous parlez de la dynamique migratoire, c’est évident, elle joue un rôle déterminant puisqu’elle génère mécaniquement une insécurité culturelle qui se propage dans les catégories qui n’ont pas les moyens d’entreprendre des stratégies d’évitement résidentielles et scolaires ».
Au total, le vote en faveur du RN a été utilisé par des millions de citoyens pour faire tomber Macron et son système. Plus que jamais, dans cette situation, le débat d’idées doit être le moteur principal pour retrouver le chemin d’un nouveau contrat social, seulement possible dans le cadre d’une dynamique populaire constituante.
Un second texte, dans quelques jours, portera sur les enjeux des élections législatives des 30 juin et 7 juillet.
- Rapport d’information sur les modalités d’inscription sur les listes électorales, n° 2473, Assemblée nationale ,17 décembre 2014. ↑
- p, 14 juin 2024. ↑