III.- La destruction du caractère politique de notre société, projet de la mondialisation néolibérale
Pour qualifier la situation politique que connaît notre pays depuis des années, se traduisant notamment par des taux d’abstention record aux élections et une méfiance généralisée vis-à-vis de la politique, des partis et des responsables politiques, de nombreuses expressions sont utilisées. Parmi celles-ci, les plus fréquentes sont « crise de la représentation politique » et « crise de la démocratie ». Si l’on étudie correctement cette situation et que l’on reprend les définitions des différents concepts utilisés, on se rendra compte qu’il n’existe en réalité ni crise de la représentation politique, ni crise de la démocratie. En revanche, il existe une stratégie délibérée de la classe dominante, via ses politiques de mondialisation néolibérale, en particulier le système de l’Union européenne, dont l’objet est d’éliminer le caractère politique de notre société. Parler de « crise de la représentation politique » ou de « crise de la démocratie » est un mauvais diagnostic, et même de l’enfumage. C’est contribuer à masquer l’origine des problèmes afin de protéger la classe dominante.
A.- Ni « crise de la représentation politique », ni « crise de la démocratie »
Qu’appelle-t-on une « société politique » ? C’est une société qui dispose de sa pleine, entière et permanente autonomie institutionnelle. Autrement dit, c’est une société qui, de manière consciente et publique, s’auto-institue. Les pesanteurs de la tradition et le dogmatisme des religions ne forment plus la superstructure dans laquelle toutes les activités humaines devront se fondre. Bien sûr, il existe toujours des traditions, du folklore, des spécificités locales. Bien entendu, il existe toujours des religions qui permettent aux croyants d’être libres et protégés, quelle que soit leur religion, grâce à la laïcité. Toutefois, aucune de ces traditions et religions n’a de rôle et ne doit en avoir dans le libre débat des citoyens et le choix concernant la meilleure forme que doivent prendre les institutions ici-bas.
Les décisions des citoyens, en définissant l’organisation institutionnelle, font la société, par la politique
Une société qui a perdu la maîtrise de la forme et du contenu de ses institutions, a donc perdu son autonomie institutionnelle. Elle n’est plus capable de concevoir ses institutions comme des choix ouverts, libres, publics, réversibles, elle n’est plus une société politique. C’est ce qu’est en train de devenir la France, principalement du fait du système de l’Union européenne.
Qui dit société politique dit démocratie. Pour que les citoyens décident de l’organisation qu’ils souhaitent pour la société, sous tous ses aspects, et particulièrement la production de la subsistance (l’économie), des relations sociales pacifiées sont nécessaires. Pour y parvenir, le renforcement des classes les plus nombreuses, dépendantes de leur seule force de travail, doit être opéré par les institutions et non par la guerre civile. C’est pourquoi le pouvoir institutionnel doit être confié au plus grand nombre, ou plus exactement le plus grand nombre doit arracher le pouvoir afin de l’exercer pour son avantage. Voilà ce qu’est la démocratie. La démocratie est donc la présence du peuple, la communauté des citoyens, au sommet des institutions. Dans quel but ? Pour établir des dispositifs institutionnels qui renforcent les personnes les plus nombreuses mais les moins puissantes socialement.
Qui dit société politique dit État. Ce dernier est l’assemblage institutionnel de la société permettant un gouvernement centralisé d’un peuple et d’un territoire unifiés par une souveraineté interne et externe. C’est lui qui va établir et maintenir la forme et le contenu des institutions publiques de cette société. Il ne s’agit évidemment pas de la caricature habituelle assimilant l’État à une bureaucratisation de la société ou de l’absorption de l’économie par l’État. Si le peuple est au sommet des institutions, l’État est le sien, il devient l’instrument de ce que dit l’article 2 de la Constitution française : le « principe de la République » est « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». L’État est mis au service du renforcement structurel de ceux qui ne vivent que de leur travail, comme par exemple ce qu’a magistralement réalisé la Sécurité sociale. L’enjeu, aujourd’hui, est de réaliser l’État employeur en dernier ressort si l’on veut bannir le chômage et la précarité, comme l’État est déjà le garant de l’accès aux soins et de la scolarité pour tous.
Pour qu’il existe une société politique il faut la souveraineté : une puissance qui fait les lois et qui les fait respecter au service du peuple. C’est-à-dire un ordre légal autonome, unifié, indivisible et inaliénable, strictement limité à ce qui ressort du bien public sur un territoire précisément circonscrit. À l’intérieur de ce territoire, la souveraineté implique que la Nation ne soit pas soumise à une autorité externe à ce territoire. Les relations et le droit international doivent reposer sur la coordination et la coopération entre États souverains égaux, et non sur la subordination ou même la concurrence. Tous les États sont des puissances souveraines et doivent le rester.
Cet ordre légal, cette capacité d’orienter les institutions de la société, cette compétence générale pour s’assurer du bien public, implique une série d’actions concrètes que permettent les pouvoirs spécifiques de la puissance publique. C’est la puissance de faire et de défaire la loi, c’est la puissance instituante et même constituante. Ce sont aussi des prérogatives matérielles qui permettent de s’assurer de l’effectivité de la puissance publique sans laquelle cette souveraineté n’est plus qu’un principe creux. Par exemple la souveraineté nucléaire, la souveraineté économique, le pouvoir de lever l’impôt, la souveraineté militaire, la souveraineté monétaire, la souveraineté budgétaire, la souveraineté judiciaire, la souveraineté commerciale et financière, etc. Tout ce qui nécessite la garantie et la réalisation de l’autonomie politique de la société doit rentrer dans les compétences de la souveraineté matérielle, sans limite, sous peine de n’être plus qu’une prétention sans force et sans enjeux.
Cette prétention, cependant, n’est pas celle d’une omnipotence, d’une toute puissance avec laquelle souvent on la confond pour juger de son obsolescence présumée. Un État souverain ne peut pas tout faire bien entendu et n’est jamais indépendant ni de facteurs extérieurs, ni de manière plus générale de contraintes matérielles tout aussi évidentes. Il est en revanche toujours libre de décider comment réagir institutionnellement à ces contraintes inhérentes à tout exercice d’un quelconque pouvoir.
Dans un État démocratique, la souveraineté est nationale. La « souveraineté européenne » qui est prônée par Monsieur Macron est une autre façon de détruire le caractère politique de la société française. La raison est simple, elle a été donnée par Jean-Claude Juncker, ancien président de la Commission européenne, qui a déclaré : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens[1] ». Autrement dit, on ne peut pas changer les traités européens, on ne peut pas être contre, nous sommes obligés d’être pour. Il s’agit donc d’une forme de religion dont la croyance ne peut être questionnée. C’est bien le contraire d’une société politique.
La souveraineté nationale est attribuée à la communauté des citoyens présents. Une société est politique car elle a acquis la capacité d’être autonome politiquement, de s’auto-instituer, de pouvoir transformer continuellement la forme et le contenu de ses institutions principales. Cette capacité est mise au service du projet politique de l’ensemble des membres de la société, de leur volonté générale, de leur bien commun définit par le débat public, tranché régulièrement par la majorité de tous les citoyens au moyen du vote.
Ce qui est appelé le « souverainisme », pour sa part, ne s’intéresse qu’à la souveraineté de l’État, sans la relier forcément à un projet démocratique (au sens politique et social du terme).
B.- La mondialisation néolibérale, projet politique de la classe dominante
La mondialisation néolibérale trouve ses fondements dans la nécessité, pour les classes dominantes de la triade (Etats-Unis, Europe, Japon), de trouver une parade efficace à trois phénomènes qui les menaçaient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Il s’agit, d’abord, chronologiquement, de faire face à l’apparition de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1917, puis au développement d’un « camp socialiste » à partir de 1945. L’existence de ce « camp », quelle que soit l’opinion que l’on porte sur les régimes politiques de ces pays, réduisait les marges de manœuvre du capitalisme, notamment américain, sur le plan mondial. Tous les domaines étaient affectés : diplomatie, défense, recherche, sport, espace, économie… Des centaines de millions de personnes étaient « privées » des « bienfaits » de la consommation de masse occidentale, plafonnant la collecte du profit par les firmes multinationales.
La deuxième menace vient du mouvement universel de décolonisation qui se déclenche à partir de la conférence de Bandung (Indonésie) en avril 1955. Vingt-neuf pays africains et asiatiques décolonisés créent le Mouvement des Pays non-alignés et revendiquent un « nouvel ordre économique et politique mondial ».
La montée des mouvements de libération nationale met la politique étrangère américaine en échec croissant (indépendance de Cuba, troubles en Amérique latine et centrale, avènement en 1970, par voie électorale, du socialiste Salvador Allende au Chili, victoire militaire d’un petit pays, le Vietnam, contre la première puissance militaire mondiale…). Tous ces phénomènes s’ajoutent et s’entretiennent mutuellement.
Troisième menace : les conquêtes sociales du XXe siècle : New Deal aux États-Unis en 1933, Front populaire en France en 1936, régimes d’économie mixte en Europe de l’ouest de 1944 à 1948 comme en France. De puissantes luttes syndicales se développent ensuite dans les pays occidentaux durant les décennies 1960 et 1970, et obtiennent des avancées significatives pour le monde du travail.
Au total, jusqu’au milieu des années 70, le capitalisme perd une partie de son contrôle sur certains pays et dans beaucoup de grandes entreprises. Les profits et la productivité baissent, les salaires montent et les idées anticapitalistes se développent dans toutes les catégories sociales, notamment parmi la jeunesse.
La contre-révolution néolibérale se fixe pour objectif de casser cette dynamique. Il fallait re-discipliner la classe ouvrière et la jeunesse. Cette contre-révolution n’a pas hésité devant la répression (Chili en 1973…), mais elle s’est surtout placée sur le terrain politique et idéologique pour finalement submerger intellectuellement les forces qu’elle combattait. Le projet néolibéral, théorisé dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, va se déployer sur toute la planète à partir de la fin des années 1960 et se généraliser au début des années 1980. Son but essentiel est la suppression discrète et progressive de la souveraineté des États-nations, c’est-à-dire la destruction de la démocratie et du caractère politique des sociétés. Tel est en effet le moyen le plus efficace, pour l’oligarchie mondiale, d’interdire toute possibilité de mise en œuvre de politiques qui pourraient contrevenir aux intérêts des classes dominantes par des Gouvernements qui auraient cette tentation.
Cette stratégie politique est celle de la mondialisation néolibérale, elle repose sur quatre piliers :
Premier pilier : la guerre idéologique
Pour assurer la pérennité du système, une guerre idéologique permanente est menée grâce au contrôle, par les classes dominantes, des grands médias planétaires. Le but est d’inoculer le virus néolibéral dans les esprits.
Deuxième pilier : le libre-échange
Il ne met pas simplement des produits en concurrence, mais des systèmes sociaux, rendant à terme la situation intenable dans les pays qui ont concédé des acquis sociaux substantiels dans les décennies d’après-guerre.
Troisième pilier : la libéralisation financière
C’est le libre-échange appliqué à l’argent, permettant aux flux financiers et monétaires de spéculer massivement et immédiatement à l’échelle du globe sans restriction. La production mondiale est réorganisée en privilégiant les pays sans protection sociale et à bas salaires plus ou moins paradis fiscaux, en menaçant les États de déstabiliser leur dette publique et leur économie productive dès que ceux-ci n’exécutent pas docilement les principes cardinaux du néolibéralisme.
Quatrième pilier : les traités internationaux et institutions multilatérales démocraticides
Ces traités et les institutions qu’ils portent deviennent des instances supranationales privant progressivement les États d’une partie de leur souveraineté. Ils sont les gardiens de l’ordre néolibéral mondial, tenant ce dernier hors de portée de toute pression démocratique. L’Union européenne, à cet égard, est le chef-d’œuvre de la mondialisation néolibérale puisqu’elle est parvenue à un résultat unique au monde : priver des États de la maîtrise de leur monnaie.
L’ensemble de ces agencements vise à permettre l’activité la plus libre possible pour les firmes multinationales, particulièrement américaines, qu’elles soient industrielles, de services ou financières. Celles-ci, possédées par les classes dominantes, sont le vecteur fondamental de la captation du profit et du pouvoir.
[1] Le Figaro, 28 janvier 2015.